mercredi 15 décembre 2021, par
Depuis qu’Alexandre Herzen exprime ses idées socialistes, voire révolutionnaires, un conflit générationnel naît entre conservateurs et étudiants. Ces derniers, qualifiés de « nihilistes », ne croient plus en rien et dénoncent absolument tout : ils refusent, nient et entreprennent de tout détruire. Mais cela entraîne une désapprobation et une répression de la part de leurs aînés.
L’influence des textes d’Herzen, ramenés clandestinement de Londres en Russie, pousse la nouvelle génération à se faire entendre. Les écrits d’Herzen deviennent bientôt la bible de la jeunesse radicale. [1] Des tracts et des pamphlets révolutionnaires sont diffusés dans tout Moscou, ainsi qu’à Saint-Pétersbourg. En effet, malgré l’abondance de réformes ordonnées par Alexandre II, la jeunesse radicale réclame leur accélération. « L’ère des proclamations révolutionnaires » commence donc, ressemblant parfois à des appels à la révolution contre les privilégiés de Russie.
Cette jeunesse exprime sa conviction qu’un bouleversement radical est nécessaire et inévitable : elle réclame avant tout une République, ce qui horrifie les milieux privilégiés. C’est pourquoi, lorsque des incendies se déclarent dans la ville, ceux-ci sont automatiquement attribués à cette jeunesse accusée par le pouvoir. La jeunesse acquiert alors le surnom dépréciatif de « nihilistes ».
Un nihiliste, c’est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui ne fait d’aucun principe un article de foi, quel que soit le respect dont ce principe est auréolé.
Tourgueniev écrit en 1862 Père et fils, mettant en scène le conflit intergénérationnel débuté avec la naissance de ce nouveau mouvement révolutionnaire. L’auteur russe choisit un personnage roturier comme héros de son roman qu’il écrit en pleine période de radicalisation. Pourtant, Tourgueniev sera mis dehors par les nihilistes, jeune génération pour qui il exprime sa sympathie.
- Il est nihiliste, répéta Arkadi.
– Nihiliste, dit Nicola Pétrovitch, cela vient du latin ’nihil’,’ rien’, autant que je puis en juger ; donc ce mot désignerait un homme qui...qui ne veut rien reconnaître ?
– Dis plutôt : qui ne respecte rien, rectifia Paul Petrovitch [...]
– Qui envisage tout d’un point de vu critique, précisa Arkadi.
– N’est-ce pas la même chose ? demanda Paul Petrovitch
Ayant découvert le socialisme, les nihilistes, qui vivent dans des communes, rejettent la société et ses mensonges. Le mouvement se répand très rapidement, jusqu’à ce que les nihilistes se désignent eux-mêmes ainsi. Ils ne croient plus du tout en la société telle qu’elle existe. Dans le même élan, ils rejettent la religion et toute oppression, c’est-à-dire : tout ce que fait la société. Ils se détournent du pouvoir russe, donc de leurs pères qui sont au pouvoir, ou du moins représentent ce pouvoir. Alors ils quittent le domicile familial pour mieux proclamer leurs idées révolutionnaires.
Oui, nous avions des hégeliens ; maintenant ce sont des nihilistes. Nous verrons comment vous ferez pour exister dans le néant, dans le vide, comme sous une machine pneumatique.
Les filles du mouvement étudiant adoptent les cheveux courts, tandis que les garçons portent désormais des capes ainsi que des chapeaux. De plus, les nihilistes se montrent particulièrement irrespectueux et grossiers, tombant dans la technique de la provocation afin de rompre avec leur milieu. En effet, la plupart sont issus de la noblesse. Le pouvoir profite alors d’arrêter Nikolaï Tchernychevski, à défaut d’Herzen qui est loin.
Vous autres nobles, vous êtes incapables de dépasser le stade de la noble résignation ou de la noble indignation.
En prison, Nikolaï Tchernychevski écrit Que faire ?, œuvre qui devient la - nouvelle - bible des révolutionnaires. Elle sera lue attentivement par Lénine avant la révolution en 1917. Nikolaï Tchernychevski devient le penseur de référence pour la jeunesse radicale, car il représente le socialisme en pratique. Par la même occasion commence le mouvement des droits des femmes qui désirent avoir accès au savoir, à l’éducation et à la culture au même titre que les hommes, et elles réclament le droit de devenir étudiantes à l’université.
Promouvant non seulement la simplicité, les nihilistes prônent également l’égalité hommes femmes. C’est ainsi qu’on les voit apparaître sur les bancs de l’université, en tant qu’auditrices. A cette même période apparaît terme d’intelligentsia : ce terme sert à qualifier tous ceux qui ont une attitude critique face à la société et sa politique, qu’ils soient nobles ou roturiers !
Autrefois, les jeunes gens étaient obligés d’étudier ; ils n’avaient pas envie de passer pour des ignares, ils se donnaient du mal, bon gré mal gré. Aujourd’hui, il leur suffit de dire : fariboles, tout n’est que fariboles et le tour est joué. Ils sont bien contents, les jeunes gens. C’est vrai, cela : autrefois ils étaient tout bonnement des propres a rien, et maintenant les voila tout d’un coup promus nihiliste.
Bakounine et Herzen, et aussi Lavrov, restent les premiers porteurs de ce mouvement qui s’identifie comme le socialisme russe de base occidentale. La Russie instaure le socialisme grâce, ou à cause, des jeunes radicaux, qui ne sont que des étudiants influencés par les idées des populistes [2].
Les jeunes souhaitent activement se rendre dans le peuple pour l’instruire et gagner sa confiance, en plus d’y diffuser leurs idées. Ils sont également convaincus qu’il y a de quoi apprendre du peuple. En outre, l’idée la plus importante du populisme est de « payer sa dette » envers le peuple. C’est la raison pour laquelle se produit « la marche vers le peuple ».
Avant d’ouvrir un livre, il faut apprendre à lire, et nous ne savons pas encore l’a b c.
Entre 1873 et 1874, la marche vers le peuple, ou « l’été fou », rassemble plus de deux mille jeunes radicaux partant prêcher le socialisme chez les paysans. Ce mouvement spontané et enthousiaste, sans compter sa générosité, a pour but de donner au peuple ce qu’on peut lui donner, voire lui rendre.
Seulement, c’est l’incompréhension totale du côté des paysans. La séparation entre ces deux mondes est telles que certains d’entre eux vont jusqu’à les dénoncer à la police. Les arrestations s’enchaînent. En effet, le pouvoir ne réintègre pas cette jeunesse, mais la réprime fortement. C’est la raison pour laquelle le mouvement révolutionnaire se radicalise encore davantage, bien que de nombreux membres soient en prison. Ces jeunes gens sont jugés après plusieurs années, le temps de pourrir en prison avant d’être finalement acquittés.
La marche vers le peuple s’est soldée par un échec, car les paysans ont cru que les révolutionnaires s’habillaient comme des paysans par provocation alors qu’ils étaient nobles. De plus, en proclamant que la terre est collective, la jeunesse va à l’encontre des revendications paysannes, qui réclament leur part de terre. Ce tournant du mouvement révolutionnaire russe a néanmoins montré aux jeunes radicaux qu’il fallait s’organiser et, surtout, que les paysans ne sont pas révolutionnaires.
J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je ne crois à rien. Qu’entendez-vous par ce mot de science pris dans un sens général ? Il y a des sciences comme il y a des métiers, des professions : il n’y a pas de science dans l’acception que vous donnez à ce mot.
Pendant le règne d’Alexandre II, les premiers attentats contre le tsar se produisent et le terrorisme émerge. Serguéi Netchaiev, auteur du Catéchisme du révolutionnaire, publié en 1868, est le premier penseur faisant pourtant partie d’une minorité au sein du mouvement révolutionnaire russe. Il s’enfuit à l’étranger et s’allie avec Bakounine. Il est considéré comme le prototype du révolutionnaire russe, mais c’est un leurre ; en vérité, il fait figure d’exception.
En 1866 a lieu la première tentative d’assassinat du tsar : Karakozov tire sur Alexandre II. En 1878, par vengeance, Véra Zassoulitch blesse le gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg ; ce dernier avait châtié un camarade et était détesté par la société pétersbourgeoise. En effet, la violence du pouvoir est vivement critiquée. Véra Zassoulitch sera jugée avant d’être finalement acquittée.
C’est ce monsieur, ce nihiliste qui lui a fourré tout cela dans la tête ! Je ne peux pas souffrir ce carabin ; c’est un vrai charlatan, à mon avis ; je suis sûr que malgré toutes ses grenouilles il n’en sait pas long, même en physique.
Dans les années 1870, deux nouvelles organisations sont créées en Russie : la première, en 1876, se nomme Terre et Liberté. La seconde, trois ans plus tard, prend le nom de La Volonté du peuple. Cette dernière représente le terrorisme au centre de son action. C’est elle qui dirige les attentats contre le tsar. La plus connue est l’explosion de la salle à manger du Palais d’Hiver. Mais Alexandre II sera assassiné en 1881.
Ces organisations cherchent à casser le régime à la place du peuple et forment un groupe révolutionnaire isolé. Comme le pouvoir a peur du peuple, les révolutionnaires sont également coupés dans leur élan. En effet, le pouvoir connaît une crise et le règne dramatique se termine mal : la Russie entre alors dans un long cycle de réactions.
À la bonne heure ! dit-il avec un calme forcé qui avait quelque chose d’étrange. Le nihilisme doit remédier à tout, et vous êtes nos sauveurs et nos héros. À merveille ! Mais pourquoi insultez-vous tant les autres, ceux que vous appelez les bavards ? Ne bavardez-vous pas comme eux ?
Cinq membres de la Volonté du peuple sont condamnés à mort le 15 avril 1881. Il y a notamment, parmi eux, Andreï Jéliabov et Sofia Perovskaïa, qui ont contribué à l’assassinat d’Alexandre II en mars 1881. Sofia Perovskaïa est la première femme exécutée en Russie.
Sources : RIAZANOVSKY, Nicholas, Histoire de la Russie des origines à 1996, Paris, Laffont, 1999.
AMACHER, Korine, La Russie, 1598-1917 : révoltes et mouvements révolutionnaires, Infolio, 2011
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