jeudi 20 octobre 2005, par
Un historien de la littérature écrivait que « Napoléon se rêvait peut-être Chateaubriand » lorsqu’il écrivait son Dialogue sur l’Amour, avant de devenir le chef d’une armée qui allait changer le cours de l’histoire. À l’inverse Chateaubriand rêvait d’être Napoléon. C’est dire la fascination de l’empereur sur l’écrivain et l’ascendant de l’auteur du Génie du christianisme sur l’empereur qui nomma Chateaubriand premier secrétaire à Rome en 1803.
« J’étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra : il me frappa agréablement ; je ne l’avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son œil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n’avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d’affecté. Le Génie du Christianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n’eût pas été ce qu’il était, si la muse n’eût été là ; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d’inspiration et d’action : l’une enfante le projet, l’autre l’accomplit. »
Paris, 1838.
Années de ma vie, 1802 et 1803. - Entrevue avec Bonaparte.
Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s’accomplissait ; l’Homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, précurseurs du déplacement universel, j’étais débarqué à Calais pour concourir à l’action générale, dans la mesure assignée à chaque soldat. J’arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte battait le rappel des destinées : il devint bientôt premier consul à vie.
Après l’adoption du Concordat par le Corps législatif en 1802, Lucien, ministre de l’intérieur, donna une fête à son frère ; j’y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et les ayant ramenées à la charge. J’étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra : il me frappa agréablement ; je ne l’avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son œil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n’avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d’affecté. Le Génie du Christianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n’eût pas été ce qu’il était, si la muse n’eût été là ; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d’inspiration et d’action : l’une enfante le projet, l’autre l’accomplit.
Bonaparte m’aperçut et me reconnut, j’ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s’ouvraient successivement ; chacun espérait que le consul s’arrêterait à lui ; il avait l’air d’éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m’enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : « Monsieur de Chateaubriand ! » Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m’aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l’Egypte et des Arabes, comme si j’eusse été de son intimité et comme s’il n’eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. « J’étais toujours frappé » me dit-il, « quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l’Orient et toucher le sable de leur front. Qu’était-ce que cette chose inconnue qu’ils adoraient vers l’orient ? »
Bonaparte s’interrompit, et passant sans transition à une autre idée : « Le christianisme ? Les idéologues n’ont-ils pas voulu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à l’infâme. »
Bonaparte incontinent s’éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, « un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s’est tenu là : je ne connais point son visage et j’ai entendu sa voix comme un petit souffle ».
Mes jours n’ont été qu’une suite de visions ; l’enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que j’aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J’ai rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l’homme du dernier siècle et l’homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je m’entretins un moment avec l’un et l’autre ; tous deux me renvoyèrent à la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un crime.
Je remarquai qu’en circulant dans la foule Bonaparte me jetait des regards plus profonds que ceux qu’il avait arrêtés sur moi en me parlant. Je le suivais aussi des yeux : Chi è quel grande, che non par che curi L’incendio ?
« Quel est ce grand qui n’a cure de l’incendie ? » (DANTE)
Paris, 1837
Année de ma vie, 1803. - Je suis nommé premier secrétaire d’ambassade à Rome.
A la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome : il avait jugé d’un coup d’œil où et comment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n’eusse pas été dans les affaires, que j’ignorasse jusqu’au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu’il n’a pas besoin d’apprentissage. C’était un grand découvreur d’hommes ; mais il voulait qu’ils n’eussent de talent que pour lui, à condition encore qu’on parlât peu de ce talent ; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation sur la sienne : il ne devait y avoir que Napoléon dans l’univers.
Fontanes et madame Bacciocchi me parlèrent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversation : je n’avais pas ouvert la bouche ; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Ils me pressèrent de profiter de la fortune. L’idée d’être quelque chose ne m’était jamais venue ; je refusai net. Alors, on fit parler une autorité à laquelle il m’était difficile de résister.
L’abbé Emery, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, vint me conjurer, au nom du clergé, d’accepter, pour le bien de la religion, la place de premier secrétaire de l’ambassade que Bonaparte destinait à son oncle, le cardinal Fesch. Il me faisait entendre que l’intelligence du cardinal n’étant pas très remarquable, je me trouverais bientôt le maître des affaires. Un hasard singulier m’avait mis en rapport avec l’abbé Emery : j’avais passé aux Etats-Unis avec l’abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait dans ma vie publique, me prenait par l’imagination et le cœur. L’abbé Emery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature, par sa robe et par la Révolution ; mais cette triple finesse ne lui servait qu’au profit de son vrai mérite ; ambitieux seulement de faire le bien, il n’agissait que dans le cercle de la plus grande prospérité d’un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il eût été superflu de violenter l’abbé Emery, car il tenait toujours sa vie à votre disposition, en échange de sa volonté qu’il ne cédait jamais : sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe.
Il échoua dans sa première tentative ; il revint à la charge, et sa patience me détermina. J’acceptai la place qu’il avait mission de me proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au poste où l’on m’appelait : je ne vaux rien du tout en seconde ligne. J’aurais peut-être encore reculé, si l’idée de madame de Beaumont n’était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de Montmorin se mourait ; le climat de l’Italie lui serait, disait-on, favorable ; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes : je me sacrifiai à l’espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se prépara à me venir rejoindre. M. Joubert parlait de l’accompagner, et madame de Beaumont partit pour le Mont-d’Or, afin d’achever ensuite sa guérison au bord du Tibre.
M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures ; il m’expédia ma nomination. Je dînai chez lui : il est demeuré tel dans mon esprit qu’il s’y plaça au premier moment. Au reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds de son entourage ; ses roueries avaient une importance inconcevable : aux yeux d’un brutal guêpier, la corruption des mœurs semblait génie, la légèreté d’esprit profondeur. La Révolution était trop modeste ; elle n’appréciait pas assez sa supériorité : ce n’est pas même chose d’être au-dessus ou au-dessous des crimes.
Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal ; je distinguai le joyeux abbé de Bonnevie : jadis aumônier à l’armée des Princes, il s’était trouvé à la retraite de Verdun ; il avait aussi été grand vicaire de l’évêque de Châlons, M. de Clermont-Tonnerre, qui s’embarqua derrière nous pour réclamer une pension du Saint-Siège, en qualité de Chiaramonte. Mes préparatifs achevés, je me mis en route : je devais devancer à Rome l’oncle de Napoléon.
FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-Tombe, Paris, Dufour, Mulat et Boulanger, 1860
récupéré de L’Encyclopédie de L’Agora
Voir en ligne : http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Docu...
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