jeudi 4 mai 2006, par
« Tally-ho », ou « taïaut » en français, était la devise et le cri de guerre du Squadron 609 de la Royal Air Force. Raymond « Cheval » Lallemant, un pilote belge de la R.A.F., poussa fréquemment ce cri dans son microphone entre ses débuts au 609 en juillet 1941 et le moment où il en prit le commandement en août 1944. Le Squadron 609 fut celui des as du Typhoon et Raymond Lallemant fut l’un de ceux qui contribua le mieux à établir cette réputation. Dans le chapitre ci-dessous, il relate ses premières victoires aux commandes d’un Typhoon en février 1943, époque où cet avion faisait ses débuts opérationnels. Lorsque le 609 fut converti pour l’assaut, les Typhoon lancèrent des roquettes contre les blindés ennemis. Raymond Lallemant excella aussi dans cette spécialité. Décoré de deux D.F.C., il fut grièvement blessé lors d’une mission sur Arnhem, en septembre 1944. A l’issue de son hospitalisation, il prit le commandement du Squadron 349, puis celui du tnd Wing de chasseurs-bombardiers de la Force aérienne belge de 1947 à 1952.
La visibilité s’améliore et nous nous approchons prudemment car nous savons d’expérience que les marins de la Navy caressent les gâchettes avec une rapidité sans pareille. Nous ne connaissons pas l’emplacement exact de ces bateaux ; il ne faut donc pas que notre approche paraisse hostile. Je décide de survoler la côte à Calais et de la longer pour approcher Gris-Nez en venant de l’est. De cette façon, nous aurons le soleil derrière nous et la visibilité sera meilleure.
Bientôt, j’aperçois, à quelques milles, un amas de bateaux qui se balancent au gré des vagues. Nous continuons à nous en approcher avec prudence, n’étant certains ni de leur identité ni de leurs intentions. Et comme preuve, notre arrivée est saluée par une salve de canons. Heureusement, nous tenions les distances, en jouant les corbeaux méfiants.
La voix de Bill Igoe revient me demander de rester auprès d’eux et nous recommençons à patrouiller au ras des flots entre Calais et Boulogne, plutôt que de tourner an rond au-dessus des navires. Cette façon d’opérer nous ferait perdre toute possibilité de manaeuvre et nous livrerait à l’ennemi.
Lorsque nous revenons de Calais vers Gris-Nez, après une dizaine de minutes de navette, Tony appuie sur l’émetteur, hésite... il parle l’anglais avec difficulté et articule d’une voix rauque : « Four bandits 12 o’clock. » J’ai aperçu les Focke au moment précis du déclic de l’émetteur. Quatre Focke 190 se dirigent vers les bateaux, au ras des flots, en carré, à quatrevingt-dix degrés d’incidence. Ils sont revêtus du camouflage de nuit que les Allemands exécutent en quelques minutes en aspergeant d’une espèce de noir animal les parties claires de l’avion, les croix et les insignes de groupe.
Je donne le « tally ho » et nous passons à l’attaque en virant à droite pour nous placer en position de tir. Les Focke qui concentrent leur attaque sur les bateaux ne se doutent pas de notre présence. Nos puissants Typhoon comblent rapidement la distance qui nous sépare. J’allume le collimateur, vérifie son réglage et contrôle la grille. Un coup d’ceil sur le sélecteur de la caméra, je presse le bouton de mise en marche de la mitrailleuse photographique mais je n’entends pas le bruit de fonctionnement. Tant pis pour les photos.Malheureusement, j’oublie que Tony en est à son premier combat et que j’ai affaire à un excité. Nous approchons toujours des 190 et nous avons chacun un ennemi devant nous. Je commence à employer le collimateur pour évaluer la distance qui nous sépare, 1 800 mètres... 1 600... quand, tout à coup, j’aperçois sur la mer et autour des 190, des explosions d’obus. C’est Tony qui tire beaucoup trop tôt et a ainsi prévenu l’ennemi. Aussitôt, devinant l’attaque, les Focke Wulf se séparent et s’éparpillent dans toutes les directions. Quelle déveine, Tony peut se vanter de nous avoir mis dans une sale mêlée. Tout se présentait à souhait : après avoir tué les deux derniers 190 de la formation, nous nous serions mesurés chacun à armes égales avec un ennemi. C’est ma faute, je devais lui dire de ne pas tirer trop tôt, car tous les débutants commettent cette même erreur.
Et le combat débute avec férocité, deux contre quatre. Heureusement, le temps est couvert et les nuages peuvent faire tourner la chance. Nous repartons en virage ascensionnel en talonnant le dernier 190. Il faut faire vite et profiter de la désorganisation. Mais l’Allemand combat trop bien et quoique je le suive fidèlement, je ne parviens jamais à l’encadrer dans le collimateur. Nous grimpons l’un derrière l’autre dans les nuages que je perce, tout ébloui par le soleil. Le Focke hésite, puis se remet à grimper. Je pends derrière lui malgré toute la puissance de mon moteur ; je pends lamentablement et je perds de plus en plus de terrain.
Je sens que je vais devoir lâcher pied, rompre le combat ou bien il sera trop tard. Pourtant, il est déjà trop tard et je pense au danger que je cours. Mais je ne tiens pas à lâcher l’ennemi qui, soudain, passe sur le dos et pique vers les nuages quelque mille pieds plus bas. Je pousse un ouf... Faux pas. L’Allemand aurait pu se rendre compte de la supériorité en grimpée de son avion et, heureusement, il l’ignore. Je fonce dans les nuages à sa poursuite, craignant de le rattraper trop vite au moment où il disparaît dans l’ouate. Après la percée, je sonde les alentours. Je ne vois pas d’avion et, craignant que le Focke ne m’échappe en repassant au-dessus de moi, je tire le « stick » en arrière et pars en chandelle vers les nuages que je traverse comme un éclair. Au-dessus, je ne peux rien voir ; je fais un virage complet et ne retrouve rien. Décidément, les 190 vont nous échapper, mais je ne retrouve pas Tony non plus. Je replonge dans les nuages cherchant désespérément quelque chose. Enfin, sortant des cumulus, un Typhoon se défile en sandwich entre deux Focke Wulf. C’est Tony. Il a dans la queue un 190 qui le mitraille tandis qu’il est occupé à canonner celui qui le précède. Cette formation d’avions en file indienne se trouve en virage droit devant moi, en grand danger de collision tant ma vitesse est grande. J’ai d’abord l’intention de tout faire pour éviter l’accrochage, mais Tony va se faire tuer d’un moment à l’autre. Crispé aux commandes, je fonce et, par deux fois, je change d’avis sans réagir. Mais ma tête ne commande plus rien. « Nécessité fait loi. » Tous mes muscles sont bandés par l’effort. Mon Typhoon ressemble à un cheval emballé et moi à un cavalier accroché à l’encolure. Mon pouce palpe la gâchette des canons. J’approche de cette section mixte à 90° et la distancequi nous sépare est si courte que les grandes croix que forment ces avions en virage sont presque impossibles à éviter. J’ai Tony dans mon collimateur et pourtant j’appuie sur la gâchette. Mes canons crachent les balles dont certaines sont traçantes sans doute à cause de l’obscurité. Le 190 tire toujours sur le lieutenant Polek. J’aurais souhaité plus de déflection, ouvrir le feu plus tôt mais j’avais peur de toucher Tony, préférant plutôt qu’il soit descendu par l’Allemand que par moi. Et j’appuie toujours sur le bouton des 20 mm. Ces deux ou trois secondes passent comme l’éclair et je tire le « stick » en arrière pour éviter la collision avec celui que j’ai touché car, au même moment, des tôles éclatent dans l’aile du 190 qui glisse vers la mer en lâchant enfin le Typhoon de Polek. Je plaque mon avion en virage à gauche pour rattraper le Focke Wulf au moment où il disparaît dans les flots sans laisser d’autres traces qu’un grand remous parmi les vagues.
Je redresse en cherchant des avions. Mon regard fouille les vagues, le ciel, l’horizon, rien que je puisse voir. Je repasse les nuages. Il n’y a rien à trouver au-dessus. Où sont passés tous ces avions ? Je descends au ras des flots pour retrouver les bateaux et appeler mon numéro 2. Je pense que je ferais mieux de rentrer. Les bateaux sont là et c’est idiot de rester seul dans ces parages. Je m’apprête à rentrer quand tout à coup Tony réapparaît à ma droite en position de patrouille. Nous reprenons notre promenade Calais-Boulogne. Nous sommes normalement obligés de reprendre la protection des bateaux, malgré la baisse de notre réserve d’essence et la carence de munitions. Polek n’est pas toujours très loquace. C’est encore un de ces types insatisfaits, assoiffés d’action qui cherchent, poussés par une sorte de désespoir, les plus folles équipées, les situations les plus difficiles. Ses congés, il les passe avec des marins polonais à bord des vedettes lance-torpilles et il participe à leurs opérations de guerre.
Nous passons plus près de nos bateaux. Nous avons fait connaissance. Malgré leurs signes d’amitié, j’ai garde de trop m’y frotter. Dès qu’un marin, même par erreur, ouvre le feu sur un avion ami, tous les canons des bateaux se déchaînent aussitôt. C’est contagieux et la contagion tue.
Ce contrôle ne nous relève toujours pas. Encore un trajet Boulogne-Calais-Boulogne et je préviens que nous rentrons. Voilà dix minutes maintenant que nous avons repris la patrouille. Nous nous mettons en virage comme nous passons en rade de Boulogne, quand j’entends une voix faible, très faible mais distincte qui appelle mon indicatif
– Beauty yellow leader, bandits approaching you from east.
C’est encore Bill Igoe qui m’annonce des avions ennemis venant de l’est. Nous sommes à environ trois kilomètres de la côte que je sonde fébrilement en imaginant que sans doute notre virage a jeté la confusion dans l’esprit du contrôleur. Par acquit de conscience, je reprends mon virage dans l’espoir de nous placer dans une position plus propice. Et bien m’en prend, car j’aperçois aussitôt à ma gauche, rasant les falaises et plongeant vers nous, quatre Focke Wulf 190 au nez jaune de la fameuse escadrille Richthofen. Je coupe les gaz et lance le « taïaut » pour prévenir Polek et le contrôleur. Ma vitesse tombe et je vire mieux. Le pas variable de l’hélice sur petit pas, et je repousse la manette en avant toute. Pleins gaz. Mon virage s’accentue. Je prends le sélecteur de flaps, un, pousse vers le bas, deux, trois et je le remonte au neutre ; je sais que j’ai dix degrés de volets d’intrados, mon virage s’accentue encore et je gagne davantage de terrain... Je pense au combat précédent, à la dislocation des chasseurs allemands et je crie à la radio un puissant « scramble ». Les copains au « dispersal » sont à l’écoute pour entendre mon message et je sais que Jean et Roy qui sont d’alerte décolleront aussitôt. Le combat tournoyant continue et nous gagnons toujours du terrain sur les Focke. Jean est déjà en l’air et il nous appelle. Je crains que les 190 ne se séparent et nous mettent dans une situation difficile. A deux, il ne faut pas penser surveiller quatre ennemis. Je rappelle Jean, en anglais d’abord, puis quelques secondes plus tard, à bout de patience, je cris en français
– Jean, à Gris-Nez, nom de Dieu.
Heureusement, je le sentais, le numéro 3 allemand commence à être en difficulté. Encore un demi-tour que je dois à l’admirable maniabilité du Typhoon et j’aurai l’occasion de lui envoyer du plomb ; mais le numéro 3 quitte la formation par la tangente, et c’est très embêtant, carié n’y puis rien. Et puis follement, je change d’avis. Je bascule mon avion, je donne une déflection exagérée et j’envoie une seule giclée d’obus pour reprendre aussitôt ma place dans le carrousel, car cette manoeuvre me fait perdre du terrain. Le 190 est maintenant caché par l’aile droite de mon Typhoon en virage. Mais j’espère avoir assez effrayé ce Focke en l’encadrant de mes obus et, tout à coup, je le vois réapparaître au bord de fuite de l’aile, en feu, comme une torche que les flots éteignent aussitôt. Je suis tellement surpris que je clame à la radio
– Did you see that ?
Et Tony répond
– Yes... Yes...
Deux contre trois, le combat continue et les Focke se séparent. Je chasse le leader et Tony s’occupe du numéro 2 pendant que le numéro 4 n’en demande pas plus et se débine, laissant là ses compagnons.
Mais mon 190 est de taille et la lutte est dure ; les filets d’air décrochent des bouts d’aile. Je perds un peu de terrain chaque fois que l’on grimpe mais je le regagne dans les piqués et les virages. Au sortir d’une ressource, je coiffe complètement le pilote allemand ; je le vois dans son cockpit qui regarde vers l’arrière, son cou tordu sortant de la « maewest » jaune. Dieu, que cet habitacle est clair. Je distingue son foulard, son casque, ses lunettes, sa main gantée droite qui tient le « stick », je distingue même des instruments au tableau de bord. Et ce pauvre bougre qui me regarde.
Tout à coup, son avion pirouette brutalement en exécutant quelque chose comme un tonneau déclenché, qu’il termine devant moi sur le dos.
Le Focke apparaît blanc comme un veuf de canne et sa grande croix blasonne la mer. Une courte rafale et la fumée noire trace le sillage du 190. Nous plongeons vers les flots, mais nous sommes en dessous de cinq cents pieds et il est temps de redresser. Le Focke disparaît sous mon Typhoon. Je suis plus près des vagues que je ne le croyais. Je tire toujours sur le « stick », très doucement pour éviter un décrochage, et l’avion rase les flots, de justesse... Le 190 a disparu sans laisser de trace, tandis qu’à l’horizon un autre avion en feu pique dans les flots : c’est la victime de Tony. La mer au féroce appétit sera rassasiée aujourd’hui. Pendant ce temps, Jean et Roy sont arrivés à Gris-Nez d’où ils aperçoivent les bateaux et les évitent en virant vers Calais. A peine ont-ils terminé leur virage qu’ils subissent l’attaque de deux Focke Wulf. Heureusement, les Focke tirent trop tôt et Jean et Roy renversent la situation tant le Typhoon est supérieur. Le combat se termine par la victoire de Jean et de Roy. Grâce aux Typhoon, sept Focke Wulf 190 (cinq homologués et deux probables) se sont engloutis dans la mer et les bateaux sont rentrés au port.
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