samedi 22 octobre 2005, par
C’est au fond d’un grand hangar en forme de halle — des piliers tout autour —, que je revins à moi ; quelqu’un me donnait à boire du vin et de l’eau, et je trouvais cela très bon. En ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat à moustaches grises, qui me relevait la tête et me tenait le gobelet aux lèvres.
"Eh bien, me dit-il d’un air de bonne humeur, eh bien, ça va mieux ?"
Et je ne pus m’empêcher de lui sourire en songeant que j’étais encore vivant. J’avais la poitrine et l’épaule gauche solidement emmaillotées ; je sentais là comme une brûlure, mais cela m’était bien égal : — je vivais !
Je me mis d’abord à regarder les grosses poutres qui se croisaient en l’air, et les tuiles, où le jour entrait en plus d’un endroit ; puis, au bout de quelques instants, je tournai la tête, et je reconnus que j’étais dans un de ces vastes hangars où les brasseurs du pays abritent leurs tonneaux et leurs voitures. Tout autour, sur des matelas et des bottes de paille, étaient rangés une foule de blessés, et vers le milieu, sur une grande table de cuisine, un chirurgien-major et ses deux aides, les manches de chemise retroussées, coupaient une jambe à quelqu’un ; le blessé poussait des gémissements. Derrière eux se trouvait un tas de bras et de jambes, et chacun peut s’imaginer les idées qui me passèrent par la tête.
Cinq ou six soldats d’infanterie donnaient à boire aux blessés ; ils avaient des cruches et des gobelets.
Mais ce qui me fit le plus d’impression, ce fut ce chirurgien en manches de chemise, qui coupait sans rien entendre ; il avait un grand nez, les joues creuses, et se fâchait à chaque minute contre ses aides, qui ne lui donnaient pas assez vite les couteaux, les pinces, la charpie, le linge, ou qui n’enlevaient pas tout de suite le sang avec l’éponge. Cela n’allait pourtant pas mal, car en moins d’un quart d’heure ils avaient déjà coupé deux jambes.
Dehors, contre les piliers, stationnait une grande voiture pleine de paille.
Comme on venait d’étendre sur la table une espèce de carabinier russe de six pieds au moins, le cou percé d’une balle près de l’oreille, et que le chirurgien demandait les petits couteaux pour lui faire quelque chose, un autre chirurgien passa devant le hangar, un chirurgien de cavalerie, gros, court et tout grêle. Il tenait un portefeuille sous le bras, et s’arrêta près de la voiture.
"Hé ! Forel ! cria-t-il d’un ton joyeux.
— Tiens, c’est vous, Duchêne ? répondit le nôtre en se retournant. Combien de blessés ?
— Dix-sept à dix-huit mille.
— Diable ! Eh bien, ça va-t-il ce matin ?
— Mais oui ; je suis en train de chercher un bouchon."
Notre chirurgien sortit du hangar pour serrer la main à son camarade ; ils se mirent à causer tranquillement, pendant que les aides buvaient un coup de vin, et que le Russe roulait les yeux d’un air désespéré.
"Tenez, Duchêne, vous n’avez qu’à descendre la rue... en face de ce puits... vous voyez ?
— Très bien.
— Juste en face, vous trouverez la cantine.
— Ah ! bon... merci ! Je me sauve !"
L’autre alors partit, et le nôtre lui cria :
"Bon appétit, Duchêne !"
Puis il revint du côté de son Russe, qui l’attendait et commença par lui ouvrir le cou depuis la nuque jusqu’à l’épaule. Il travaillait d’un air de mauvaise humeur, en disant aux aides :
"Allons donc, messieurs, allons donc !"
Le Russe soupirait comme on peut s’imaginer, mais il n’y faisait pas attention, et, finalement, jetant une balle à terre, il lui mit un bandage et dit :
"Enlevez !"
On enleva le Russe de la table, les soldats l’étendirent sur une paillasse à la file des autres, et l’on apporta le voisin.
Je n’aurais jamais cru que des choses pareilles se passaient dans le monde ; mais j’en vis encore d’autres dont le souvenir me restera longtemps.
A cinq ou six paillasses de la mienne était assis un vieux caporal, la jambe emmaillotée ; il clignait de l’oeil et disait à son voisin, dont on venait de couper le bras :
"Conscrit, regarde un peu dans ce tas ; je parie que tu ne reconnais pas ton bras."
L’autre, tout pâle, mais qui pourtant avait montré le plus grand courage, regarda, et presque aussitôt il perdit connaissance.
Alors le caporal se mit à rire et dit :
"Il a fini par le reconnaître... C’est celui d’en bas, avec la petite fleur bleue.
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