samedi 22 octobre 2005, par
Ce même jour, nous allâmes jusqu’à Bitche, puis le lendemain à Hornbach, à Kaiserslautern, etc. Le temps s’était remis à la neige.
Combien de fois, durant cette longue route, je regrettai le bon manteau de M. Goulden et ses souliers à doubles semelles !
Nous traversions des villages sans nombre, tantôt en montagne, tantôt en plaine. A l’entrée de chaque bourgade, les tambours attachaient leur caisse et battaient la marche ; alors nous redressions la tête, nous emboîtions le pas, pour avoir l’air de vieux soldats. Les gens venaient à leurs petites fenêtres, ou s’avançaient sur leur porte en disant : "Ce sont des conscrits."
Le soir, à la halte, nous étions bien heureux de reposer nos pieds fatigués, moi surtout. Je ne puis pas dire que ma jambe me faisait mal, mais les pieds... Ah ! je n’avais jamais senti cette grande fatigue ! Avec notre billet de logement, nous avions le droit de nous asseoir au coin du feu ; mais les gens nous donnaient aussi place à leur table. Presque toujours nous avions du lait caillé et des pommes de terre, quelquefois aussi du lard frais, tremblotant sur un plat de choucroute. Les enfants venaient nous voir ; les vieilles nous demandaient de quel pays nous étions, ce que nous faisions avant de partir ; les jeunes filles nous regardaient d’un air triste, rêvant à leurs amoureux, partis cinq, six ou sept mois avant. Ensuite on nous conduisait dans le lit du garçon. Avec quel bonheur je m’étendais ! comme j’aurais voulu dormir mes douze heures ! Mais de bon matin, au petit jour, le bourdonnement de la caisse me réveillait je regardais les poutres brunes du plafond, les petites vitres couvertes de givre, et je me demandais : "Où suis-je ?" Tout à coup mon coeur se serrait ; je me disais : "Tu es à Bitche, à Kaiserslautern... tu es conscrit !" Et bien vite il fallait m’habiller, reprendre le sac et courir répondre à l’appel.
"Bon voyage ! disait la ménagère éveillée de grand matin.
— Merci", répondait le conscrit.
Et l’on partait.
Oui... oui... bon voyage ! On ne te reverra plus, pauvre diable... Combien d’autres ont suivi le même chemin !
Je n’oublierai jamais qu’à Kaiserslautern, le deuxième jour de notre départ, ayant débouclé mon sac pour mettre une chemise blanche, je découvris, sous les chemises, un petit paquet assez lourd, et que, l’ayant ouvert, j’y trouvai cinquante-quatre francs en pièces de six livres, et sur le papier ces mots de M. Goulden : "Sois toujours bon, honnête, à la "guerre. Songe à tes parents, à tous ceux pour lesquels tu donnerais ta vie "et traite humainement les étrangers, afin qu’ils agissent de même à l’égard "des nôtres. Et que le Ciel te conduise... qu’il te sauve des périls ! Voici "quelque argent, Joseph. Il est bon, loin des siens, d avoir toujours un peu "d’argent. Écris-nous le plus souvent que tu pourras. Je t’embrasse, mon "enfant, je te serre sur mon coeur."
En lisant cela, je répandis des larmes, et je pensai : "Tu n’es pas entièrement abandonné sur la terre... De braves gens songent à toi ! Tu n’oublieras jamais leurs bons conseils."
Enfin, le cinquième jour, vers dix heures du soir, nous entrâmes à Mayence. Tant que je vivrai, ce souvenir me restera dans l’esprit. Il faisait un froid terrible ; nous étions partis de grand matin, et, longtemps avant d’arriver à la ville, nous avions traversé des villages pleins de soldats : de la cavalerie et de l’infanterie, des dragons en petite veste, les sabots pleins de paille, en train de casser la glace d’une auge pour abreuver leurs chevaux ; d’autres traînant des bottes de fourrage à la porte des écuries ; des convois de poudre, de boulets en route, tout blancs de givre ; des estafettes, des détachements d’artillerie, de pontonniers allant et venant sur la campagne blanche, et qui ne faisaient pas plus attention à nous que si nous n’avions pas existé.
Le capitaine Vidal, pour se réchauffer, avait mis pied à terre et marchait d’un bon pas ; les officiers et les sergents nous pressaient à cause du retard. Cinq ou six Italiens étaient restés en arrière dans les villages, ne pouvant plus avancer. Moi, j’avais très chaud aux pieds à cause du mal ; à la dernière halte, c’est à peine si j’avais pu me relever. Les autres Phalsbourgeois marchaient bien.
La nuit était venue, le ciel fourmillait d’étoiles. Tout le monde regardait, et l’on se disait : "Nous approchons ! nous approchons !" car au fond du ciel une ligne sombre, des points noirs et des aiguilles étincelantes annonçaient une grande ville. Enfin nous entrâmes dans les avancées, à travers des bastions de terre en zigzag. Alors on nous fit serrer les rangs et nous continuâmes mieux au pas, comme il arrive en approchant d’une place forte. On se taisait. Au coin d’une espèce de demi-lune, nous vîmes le fossé de la ville plein de glace, les remparts en briques au-dessus, et en face de nous, une vieille porte sombre, le pont levé. En haut, une sentinelle, l’arme prête, nous cria :
"Qui vive !"
Le capitaine, seul en avant, répondit :
"France !
— Quel régiment ?
— Recrues du 6e léger."
Il se fit un grand silence. Le pont-levis s’abaissa ; les hommes de garde vinrent nous reconnaître. L’un d’eux portait un grand falot. Le capitaine Vidal alla quelques pas en avant, causer avec le chef de poste, puis on nous cria :
"Quand il vous plaira."
Nos tambours commençaient à battre ; mais le capitaine leur fit remettre la caisse sur l’épaule, et nous entrâmes, traversant un grand pont et une seconde porte semblable à la première. Alors nous fûmes dans la ville, pavée de gros cailloux luisants. Chacun faisait ce qu’il pouvait pour ne pas boiter, car, malgré la nuit, toutes les auberges, toutes les boutiques des marchands étaient ouvertes ; leurs grandes fenêtres brillaient, et des centaines de gens allaient et venaient comme en plein jour.
Nous tournâmes cinq ou six coins de rue, et bientôt nous arrivâmes sur une petite place, devant une haute caserne, où l’on nous cria : "Halte !"
Il y avait une voûte au coin de la caserne, et, dans cette voûte, une cantinière assise derrière une petite table, sous un grand parapluie tricolore où pendaient deux lanternes.
Presque aussitôt plusieurs officiers arrivèrent : c’étaient le commandant Gémeau et quelques autres que j’ai connus depuis. Ils serrèrent la main du capitaine en riant ; puis ils nous regardèrent, et l’on fit l’appel. Après quoi nous reçûmes chacun une miche de pain de munition et un billet de logement. On nous avertit que l’appel aurait lieu le lendemain à huit heures pour la distribution des armes, et l’on nous cria : "Rompez les rangs !" pendant que les officiers remontaient la rue à gauche et entraient ensemble dans un grand café, où l’on montait par une quinzaine de marches.
Mais nous autres, où aller avec nos billets de logement, au milieu d’une ville pareille, et surtout ces Italiens, qui ne connaissaient pas un mot d’allemand ni de français ?
Ma première idée fut d’aller voir la cantinière sous son parapluie. C’était une vieille Alsacienne toute ronde et joufflue, et quand je lui demandai où se trouvait la Capuzigner Strasse, elle me répondit : "Qu’est-ce que tu paies ?"
Je fus obligé de prendre avec elle un petit verre d’eau-de-vie ; alors elle me dit :
"Tiens, juste en face de nous, en tournant le coin à droite, tu trouveras la Capuzigner Strasse. Bonsoir, conscrit."
Elle riait.
Le grand Furst et Zébédé avaient aussi leur billet pour la Capuzigner Strasse ; nous partîmes, encore bien heureux de boiter et de traîner la semelle ensemble dans cette ville étrangère.
Furst trouva le premier sa maison, mais elle était fermée, et, comme il frappait à la porte, je trouvai aussi la mienne, dont les deux fenêtres brillaient à gauche. Je poussai la porte, elle s’ouvrit, et j’entrai dans une allée sombre, où l’on sentait le pain frais, ce qui me réjouit intérieurement. Zébédé alla plus loin. Moi, je criais dans l’allée : "Il n’y a personne ?"
Et presque aussitôt une vieille femme parut la main devant sa chandelle, au haut d’un escalier en bois.
"Qu’est-ce que vous voulez ?" fit-elle.
Je lui dis que j’avais un billet de logement pour chez eux. Elle descendit et regarda mon billet, puis elle me dit en allemand :
"Venez !"
Je montai donc l’escalier En passant, j’aperçus, par une porte ouverte, deux hommes en culotte, nus jusqu’à la ceinture, qui brassaient la pâte devant deux pétrins. J’étais chez un boulanger, et voilà pourquoi cette vieille ne dormait pas encore, ayant sans doute aussi de l’ouvrage. Elle avait un bonnet à rubans noirs, les bras nus jusqu’aux coudes, une grosse jupe de laine bleue soutenue par des bretelles, et semblait triste. En haut, elle me conduisit dans une chambre assez grande, avec un bon fourneau de faïence et un lit au fond.
"Vous arrivez tard, me dit cette femme.
— Oui, nous avons marché tout le jour, lui répondis-je sans presque pouvoir parler ; je tombe de faim et de fatigue."
Alors elle me regarda, et je l’entendis qui disait :
"Pauvre enfant ! pauvre enfant !"
Puis elle me fit asseoir près du fourneau et me demanda :
"Vous avez mal aux pieds ?
— Oui, depuis trois jours.
— Eh bien, ôtez vos souliers, fit-elle, et mettez ces sabots. Je reviens."
Elle laissa sa chandelle sur la table et redescendit. J’ôtai mon sac et mes souliers ; j’avais des ampoules, et je pensais : "Mon Dieu... mon Dieu... peut-on souffrir autant ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux être mort ?"
Cette idée m’était venue cent fois en route, mais alors, auprès de ce bon feu, je me sentais si las, si malheureux, que j’aurais voulu m’endormir pour toujours, malgré Catherine, malgré la tante Grédel, M. Goulden et tous ceux qui me souhaitaient du bien. Oui, je me trouvais trop misérable !
Tandis que je songeais à ces choses, la porte s’ouvrit, et un homme grand, fort, la tête déjà grise, entra. C’était un de ceux que j’avais vus travailler en bas. Il avait mis une chemise et il tenait dans ses mains une cruche et deux verres.
"Bonne nuit !" dit-il en me regardant d’un air grave.
Je penchai la tête. La vieille entra derrière cet homme ; elle portait un cuveau de bois, et le posant à terre près de ma chaise :
"Prenez un bain de pieds, me dit-elle, cela vous fera du bien."
En voyant cela, je fus attendri et je pensai : "Il y a pourtant de braves gens sur la terre !" J’ôtai mes bas. Comme les ampoules étaient ouvertes, elles saignaient, et la bonne vieille répéta :
"Pauvre enfant ! pauvre enfant !"
L’homme me dit :
"De quel pays êtes-vous ?
— De Phalsbourg, en Lorraine.
— Ah ! bon", fit-il.
Puis, au bout d’un instant, il dit à sa femme :
"Va donc chercher une de nos galettes ; ce jeune homme prendra un verre de vin, et nous le laisserons ensuite dormir en paix, car il a besoin de repos."
Il poussa la table devant moi, de sorte que j’avais les pieds dans la baignoire, ce qui me faisait du bien et que j’étais devant la cruche. Il emplit ensuite nos verres d’un bon vin blanc, en me disant :
"A votre santé !"
La mère était sortie. Elle revint avec une grande galette encore chaude et toute couverte de beurre frais à moitié fondu. C’est alors que je sentis combien j’avais faim ; je me trouvai presque mal. Il paraît que ces bonnes gens le virent, car la femme me dit :
"Avant de manger, mon enfant, il faut sortir vos pieds de l’eau."
Elle se baissa et m’essuya les pieds avec son tablier, avant que j’eusse compris ce qu’elle voulait faire.
Alors je m’écriai : "Mon Dieu, madame, vous me traitez comme votre enfant."
Elle me répondit au bout d’un instant :
"Nous avons un fils à l’armée !"
J’entendis que sa voix tremblait en disant ces mots, et mon coeur se mit à sangloter intérieurement : je songeais à Catherine, à la tante Grédel, et je ne pouvais rien répondre.
"Mangez et buvez", me dit l’homme, en découpant la galette.
Ce que je fis, avec un bonheur que je n’avais jamais connu. Tous deux me regardaient gravement. Quand j’eus fini, l’homme se leva :
"Oui, dit-il, nous avons un fils à l’armée ; il est parti l’année dernière pour la Russie, et nous n’en avons pas eu de nouvelles... Ces guerres sont terribles !"
Il se parlait à lui-même en marchant d’un air rêveur, les mains croisées sur le dos. Moi, je sentais mes yeux se fermer.
Tout à coup l’homme dit :
"Allons, bonsoir !"
Il sortit, sa femme le suivit, emportant le cuveau.
"Merci ! leur criai-je ; que Dieu ramène votre fils !"
Puis je me déshabillai, je me couchai et je m’endormis profondément.
Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.
Derniers commentaires
par ZIELINSKI Richard
par Kiyo
par Marc
par Marc
par Marc
par Marc
par vikings76
par Marie
par philou412
par Gueherec