samedi 22 octobre 2005, par
Quelques jours après. la gazette annonça que l’Empereur était à Paris, et qu’on allait couronner le roi de Rome et l’impératrice Marie-Louise. M. le maire, M. l’adjoint et les conseillers municipaux ne parlaient plus que des droits du trône, et même on fit un discours exprès dans la salle de la mairie. C’est M. le professeur Burguet l’aîné qui fit ce discours, et M. le baron Parmentier qui le lut. Mais les gens n’étaient pas attendris, parce que chacun avait peur d’être enlevé par la conscription ; on pensait bien qu’il allait falloir beaucoup de soldats : voilà ce qui troublait le monde, et pour ma part j’en maigrissais à vue d’oeil. M. Goulden avait beau me dire : "Ne crains rien, Joseph, tu ne peux pas marcher. Considère, mon enfant, qu’un être aussi boiteux que toi resterait en route à la première étape !" Tout cela ne m’empêchait pas d’être rempli d’inquiétude.
On ne pensait déjà plus à ceux de la Russie, excepté leurs familles.
M. Goulden, quand nous étions seuls à travailler, me disait quelquefois :
"Si ceux qui sont nos maîtres, et qui disent que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre bonheur, pouvaient se figurer, au commencement d’une campagne, les pauvres vieillards, les malheureuses mères auxquels ils vont en quelque sorte arracher le coeur et les entrailles pour satisfaire leur orgueil ; s’ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leurs gémissements au moment où l’on viendra leur dire : "Votre enfant est mort... vous ne le "verrez plus jamais ! il a péri sous les pieds des chevaux, ou bien écrasé "par un boulet, ou bien dans un hôpital, au loin, — après avoir été "découpé, — dans la fièvre, sans consolation, en vous appelant comme "lorsqu’il était petit !... "s’ils pouvaient se figurer les larmes de ces mères, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pour continuer. Mais ils ne pensent à rien ; ils croient que les autres n’aiment pas leurs enfants autant qu’eux ; ils prennent les gens pour des bêtes ! Ils se trompent ; tout leur grand génie et toutes leurs grandes idées de gloire ne sont rien, car il n’y a qu’une chose pour laquelle un peuple doit marcher — les hommes, les femmes, les enfants et les vieillards —, c’est quand on attaque notre Liberté, comme en 92 ; alors on meurt ensemble ou l’on gagne ensemble ; celui qui reste en arrière est un lâche ; il veut que les autres se battent pour lui... la victoire n’est pas pour quelques-uns, elle est pour tous, le fils et le père défendent leur famille ; s’ils sont tués, c’est un malheur, mais ils sont morts pour leurs droits. Voilà, Joseph, la seule guerre juste, où personne ne peut se plaindre ; toutes les autres sont honteuses, et la gloire qu’elles rapportent n’est pas la gloire d’un homme, c’est la gloire d’une bête sauvage !"
Ainsi me parlait le bon M. Goulden, et je pensais bien comme lui.
Mais tout à coup, le 8 janvier, on mit une grande affiche à la mairie, où l’on voyait que l’Empereur allait lever, avec un sénatus-consulte, comme on disait dans ce temps-là, d’abord 150000 conscrits de 1813, ensuite 100 cohortes du premier ban de 1812, qui se croyaient déjà réchappées, ensuite 100000 conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jusqu’à la fin, de sorte que tous les trous seraient bouchés, et que même nous aurions une plus grande armée qu’avant d’aller en Russie.
Quand le père Fouze, le vitrier, vint nous raconter cette affiche, un matin, je tombai presque en faiblesse car je me dis en moi-même :
"Maintenant on prend tout : les pères de famille depuis 1809 ; je suis perdu !"
M. Goulden me versa de l’eau dans le cou, mes bras pendaient, j’étais pâle comme un mort.
Du reste, je n’étais pas le seul auquel l’affiche de la mairie produisît un pareil effet ; en cette année beaucoup de jeunes gens refusèrent de partir : les uns se cassaient les dents, pour s’empêcher de pouvoir déchirer la cartouche, les autres se faisaient sauter le pouce avec des pistolets, pour s’empêcher de pouvoir tenir le fusil ; d’autres se sauvaient dans les bois, on les appelait les réfractaires, et l’on ne trouvait plus assez de gendarmes pour courir après eux.
Et c’est aussi dans le même temps que les mères de famille prirent le courage en quelque sorte de se révolter, et d’encourager leurs garçons à ne pas obéir aux gendarmes. Elles les aidaient de toutes les façons elles criaient contre l’Empereur et les curés de toutes les religions les soutenaient, enfin la mesure était pleine !
Le jour même de l’affiche, je me rendis aux Quatre-Vents ; mais ce n’était pas alors dans la joie de mon coeur, c’était comme le dernier des malheureux auquel on enlève son amour et sa vie. Je ne me tenais plus sur mes jambes ; et quand j’arrivai là-bas, ne sachant comment annoncer notre malheur, je vis en entrant qu’on savait déjà tout à la maison, car Catherine pleurait à chaudes larmes, et la tante Grédel était pâle d’indignation.
D’abord nous nous embrassâmes en silence, et le premier mot que me dit la tante Grédel, en repoussant brusquement ses cheveux gris derrière ses oreilles, ce fut :
"Tu ne partiras pas !... Est-ce que ces guerres nous regardent, nous ? Le curé lui-même a dit que c’était trop fort à la fin ; qu’on devrait faire la paix. Tu resteras ! Ne pleure pas, Catherine, je te dis qu’il restera.
Elle était toute verte de colère, et bousculait ses marmites en parlant.
"Voilà longtemps, dit-elle, que ce grand carnage me dégoûte ; il a déjà fallu que nos deux pauvres cousins Kasper et Yokel aillent se faire casser les os en Espagne, pour cet Empereur, et maintenant il vient encore nous demander les jeunes ; il n’est pas content d’en avoir fait périr trois cent mille en Russie. Au lieu de songer à la paix, comme un homme de bon sens, il ne pense qu’à faire massacrer les derniers qui restent... On verra ! on verra !
— Au nom du Ciel ! tante Grédel, taisez-vous, parlez plus bas, lui dis-je en regardant la fenêtre, on pourrait vous entendre ; nous serions tous perdus.
— Eh bien, je parle pour qu’on m’entende, reprit-elle ; ton Napoléon ne me fait pas peur ; il a commencé par nous empêcher de parler, pour faire ce qu’il voudrait... mais tout cela va finir !... Quatre jeunes femmes vont perdre leurs maris rien que dans notre village, et dix pauvres garçons vont tout abandonner, malgré père et mère, malgré la justice, malgré le bon Dieu, malgré la religion... n’est-ce pas abominable ?"
Et comme je voulais répondre :
"Tiens, Joseph, dit-elle, tais-toi, cet homme-là n’a pas de coeur !... il finira mal !... Dieu s’est déjà montré cet hiver : il a vu qu’on avait plus peur d’un homme que de lui, que les mères elles-mêmes, comme du temps d’Hérode, n’osaient plus retenir la chair de leur chair, quand il la demandait pour le massacre ; alors il a fait venir le froid, et notre armée a péri... et tous ceux qui vont partir sont morts d’avance : Dieu est las ! Toi, tu ne partiras pas, me dit cette femme pleine d’entêtement, je ne veux pas que tu partes ; tu te sauveras dans les bois avec Jean Kraft, Louis Bême et tous les plus courageux garçons d’ici ; vous irez par les montagnes, en Suisse, et Catherine et moi nous irons près de vous jusqu’à la fin de l’extermination."
Alors la tante Grédel se tut d’elle-même. Au lieu de nous faire un dîner ordinaire, elle nous en fit encore un meilleur que l’autre dimanche, et nous dit d’un air ferme :
— "Mangez, mes enfants, n’ayez pas peur... tout cela va changer."
Je rentrai vers quatre heures du soir à Phalsbourg un peu plus calme qu’en partant. Mais comme je remontais la rue de la Munitionnaire, voilà que j’entends, au coin du collège, le tambour du sergent de ville Harmantier, et que je vois une grande foule autour de lui. Je cours pour écouter les publications, et j’arrive juste au moment où cela commençait.
Harmantier lut que, par le sénatus-consulte du 3, le tirage de la conscription aurait lieu le 15.
Nous étions le 8, il ne restait donc plus que sept jours. Cela me bouleversa.
Tous ceux qui se trouvaient là s’en allaient à droite et à gauche dans le plus grand silence. Je rentrai chez nous fort triste, et je dis à M. Goulden :
"On tire jeudi prochain.
— Ah ! fit-il, on ne perd pas de temps... ça presse."
Il est facile de se faire une idée de mon chagrin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais plus en place ; sans cesse je me voyais sur le point d’abandonner le pays. Il me semblait d’avance courir dans les bois, ayant à mes trousses des gendarmes criant : "Halte ! halte !" Puis je me représentais la désolation de Catherine, de la tante Grédel, de M. Goulden. Quelquefois je croyais marcher en rang, avec une quantité d’autres malheureux auxquels on criait : "En avant !... A la baïonnette !" tandis que les boulets en enlevaient des files entières. J’entendais ronfler ces boulets et siffler les balles, enfin j’étais dans un état pitoyable.
"Du calme, Joseph, me disait M. Goulden ; ne te tourmente donc pas ainsi. Pense que, de toute la conscription, il n’y en a pas dix peut-être qui puissent donner d’aussi bonnes raisons que toi pour rester. Il faudrait que le chirurgien fût aveugle pour te recevoir. D’ailleurs, je verrai M. le commandant de place... Tranquillise-toi !"
Ces bonnes paroles ne pouvaient me rassurer.
C’est ainsi que je passai toute une semaine dans des transes extraordinaires, et quand arriva le jour du tirage, le jeudi matin, j’étais tellement pâle, tellement défait, que les parents de conscrits enviaient en quelque sorte ma mine pour leur fils. "Celui-là, se disaient-ils, a de la chance... il tomberait par terre en soufflant dessus... Il y a des gens qui naissent sous une bonne étoile !"
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