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Histoire d’un conscrit de 1813 - I

, par

Ceux qui n’ont pas vu la gloire de l’Empereur Napoléon dans les années 1810, 1811 et 1812 ne sauront jamais à quel degré de puissance peut monter un homme.

Quand il traversait la Champagne, la Lorraine ou l’Alsace, les gens, au milieu de la moisson ou des vendanges, abandonnaient tout pour courir à sa rencontre ; il en arrivait de huit et dix lieues ; les femmes, les enfants, les vieillards se précipitaient sur sa route en levant les mains, et criant : Vive l’Empereur ! vive l’Empereur ! On aurait cru que c’était Dieu ; qu’il faisait respirer le monde, et que si par malheur il mourait, tout serait fini. Quelques anciens de la République qui hochaient la tête et se permettaient de dire, entre deux vins, que l’Empereur pouvait tomber, passaient pour des fous. Cela paraissait contre nature, et même on n’y pensait jamais.

Moi, j étais en apprentissage, depuis 1804, chez le vieil horloger Melchior Goulden, à Phalsbourg. Comme je paraissais faible et que je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire apprendre un métier plus doux que ceux de notre village ; car, au Dagsberg, on ne trouve que des bûcherons, des charbonniers et des schlitteurs. M. Goulden m’aimait bien. Nous demeurions au premier étage de la grande maison qui fait le coin en face du Boeuf-Rouge, près de la porte de France.

C’est là qu’il fallait voir arriver des princes, des ambassadeurs et des généraux, les uns à cheval, les autres en calèche, les autres en berline, avec des habits galonnés, des plumets, des fourrures et des décorations de tous les pays. Et sur la grande route il fallait voir passer les courriers, les estafettes, les convois de poudre, de boulets, les canons, les caissons, la cavalerie et l’infanterie ! Quel temps ! quel mouvement !

En cinq ou six ans, l’hôtelier Georges fit fortune ; il eut des prés, des vergers, des maisons et des écus en abondance, car tous ces gens arrivant d’Allemagne, de Suisse, de Russie, de Pologne ou d’ailleurs ne regardaient pas à quelques poignées d’or répandues sur les grands chemins ; c’étaient tous des nobles, qui se faisaient gloire en quelque sorte de ne rien ménager.

Du matin au soir, et même pendant la nuit, l’hôtel du Boeuf-Rouge tenait table ouverte. Le long des hautes fenêtres en bas, on ne voyait que les grandes nappes blanches, étincelantes d’argenterie et couvertes de gibier, de poisson et d’autres mets rares, autour desquels ces voyageurs venaient s’asseoir côte à côte. On n’entendait dans la grande cour derrière que les hennissements des chevaux, les cris des postillons, les éclats de rire des servantes, le roulement des voitures, arrivant ou partant, sous les hautes portes cochères. Ah ! l’hôtel du Boeuf-Rouge n’aura jamais un temps de prospérité pareille !

On voyait aussi descendre là des gens de la ville, qu’on avait connus dans le temps pour chercher du bois sec à la forêt, ou ramasser le fumier des chevaux sur les grandes routes. Ils étaient passés commandants, colonels, généraux, un sur mille, à force de batailler dans tous les pays du monde.

Le vieux Melchior, son bonnet de soie noire tiré sur ses larges oreilles poilues, les paupières flasques, le nez pincé dans ses grandes besicles de corne et les lèvres serrées, ne pouvait s’empêcher de déposer sur l’établi sa loupe et son poinçon et de jeter quelquefois un regard vers l’auberge, surtout quand les grands coups de fouet des postillons à lourdes bottes, petite veste et perruque de chanvre tortillée sur la nuque, retentissaient dans les échos des remparts, annonçant quelque nouveau personnage. Alors il devenait attentif, et de temps en temps je l’entendais s’écrier :

"Tiens ! c’est le fils du couvreur Jacob, de la vieille ravaudeuse Marie-Anne ou du tonnelier Franz Sépel ! Il a fait son chemin... le voilà colonel et baron de l’Empire par-dessus le marché ! Pourquoi donc est-ce qu’il ne descend pas chez son père, qui demeure là-bas dans la rue des Capucins ?"

Mais lorsqu’il les voyait prendre le chemin de la rue, en donnant des poignées de main à droite et à gauche aux gens qui les reconnaissaient, sa figure changeait ; il s’essuyait les yeux avec son gros mouchoir à carreaux, en murmurant :

"C’est la pauvre vieille Annette qui va avoir du plaisir ! A la bonne heure, à la bonne heure ! il n’est pas fier celui-là, c’est un brave homme ; pourvu qu’un boulet ne l’enlève pas de sitôt !"

Les uns passaient comme honteux de reconnaître leur nid, les autres traversaient fièrement la ville, pour aller voir leur soeur ou leur cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait, on aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs croix et leurs épaulettes ; les autres, on les méprisait autant et même plus que lorsqu’ils balayaient la grande route.

On chantait presque tous les mois des Te Deum pour quelque nouvelle victoire, et le canon de l’arsenal tirait ses vingt et un coups, qui vous faisaient trembler le coeur. Dans les huit jours qui suivaient, toutes les familles étaient dans l’inquiétude, les pauvres vieilles femmes surtout attendaient une lettre ; la première qui venait, toute la ville le savait : "Une telle a reçu des nouvelles de Jacques ou de Claude !" et tous couraient pour savoir s’il ne disait rien de leur Joseph ou de leur Jean-Baptiste. Je ne parle pas des promotions, ni des actes de décès ; les promotions, chacun y croyait, il fallait bien remplacer les morts ; mais pour les actes de décès, les parents attendaient en pleurant, car ils n’arrivaient pas tout de suite ; quelquefois même ils n’arrivaient jamais, et les pauvres vieux espéraient toujours, pensant : "Peut-être que notre garçon est prisonnier... Quand la paix sera faite, il reviendra... Combien sont revenus qu’on croyait morts !"Seulement la paix ne se faisait jamais ; une guerre finie, on en commençait une autre. Il nous manquait toujours quelque chose, soit du côté de la Russie, soit du côté de l’Espagne ou ailleurs ; — l’Empereur n’était jamais content.

Souvent, au passage des régiments qui traversaient la ville — la grande capote retroussée sur les hanches, le sac au dos, les hautes guêtres montant jusqu’aux genoux et le fusil à volonté, allongeant le pas, tantôt couverts de boue, tantôt blancs de poussière —, souvent le père Melchior, après avoir regardé ce défilé, me demandait tout rêveur :

"Dis donc, Joseph, combien penses-tu que nous en avons vu passer depuis 1804 ?

— Oh ! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille.

— Oui... au moins ! faisait-il. Et combien en as-tu vu revenir ?"

Alors je comprenais ce qu’il voulait dire, et je lui répondais :

"Peut-être qu’ils rentrent par Mayence, ou par une autre route... Ça n’est pas possible autrement !"

Mais il hochait la tête et disait :

"Ceux que tu n’as pas vus revenir sont morts, comme des centaines et des centaines de mille autres mourront, si le Bon Dieu n’a pas pitié de nous, car l’Empereur n’aime que la guerre. Il a déjà versé plus de sang pour donner des couronnes à ses frères, que notre grande Révolution pour gagner les Droits de l’Homme."

Nous nous remettions à l’ouvrage, et les réflexions de M. Goulden me donnaient terriblement à réfléchir.

Je boitais bien un peu de la jambe gauche, mais tant d’autres avec des défauts avaient reçu leur feuille de route tout de même !

Ces idées me trottaient dans la tête, et quand j’y pensais longtemps, j’en concevais un grand chagrin. Cela me paraissait terrible, non seulement parce que je n’aimais pas la guerre, mais encore parce que je voulais me marier avec ma cousine Catherine des Quatre-Vents. Nous avions été en quelque sorte élevés ensemble. On ne pouvait voir de fille plus fraîche, plus riante ; elle était blonde, avec de beaux yeux bleus, des joues roses et des dents blanches comme du lait ; elle approchait de ses dix-huit ans ; moi j’en avais dix-neuf, et la tante Margrédel paraissait contente de me voir arriver tous les dimanches de grand matin pour déjeuner et dîner avec eux.

Catherine et moi nous allions derrière, dans le verger ; nous mordions dans les mêmes pommes et dans les mêmes poires ; nous étions les plus heureux du monde.

C’est moi qui conduisais Catherine à la grand-messe et aux vêpres, et, pendant la fête, elle ne quittait pas mon bras et refusait de danser avec les autres garçons du village. Tout le monde savait que nous devions nous marier un jour ; mais, si j’avais le malheur de partir à la conscription, tout était fini. Je souhaitais d’être encore mille fois plus boiteux, car, dans ce temps, on avait d’abord pris les garçons, puis les hommes mariés, sans enfants, et malgré moi je pensais : "Est-ce que les boiteux valent mieux que les hommes mariés ? est-ce qu’on ne pourrait pas me mettre dans la cavalerie !" Rien que cette idée me rendait triste ; j’aurais déjà voulu me sauver.

Mais c’est principalement en 1812, au commencement de la guerre contre les Russes, que ma peur grandit. Depuis le mois de février jusqu’à la fin de mai, tous les jours nous ne vîmes passer que des régiments et des régiments : des dragons, des cuirassiers, des carabiniers, des hussards, des lanciers de toutes les couleurs, de l’artillerie, des caissons, des ambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, comme une rivière qui coule et dont on ne voit jamais la fin.

Je me rappelle encore que cela commença par des grenadiers qui conduisaient de gros chariots attelés de boeufs Ces boeufs étaient à la place de chevaux, pour servir de vivres plus tard, quand on aurait usé les munitions. Chacun disait : "Quelle belle idée ! Quand les grenadiers ne pourront plus nourrir les boeufs, les boeufs nourriront les grenadiers." Malheureusement ceux qui disaient cela ne savaient pas que les boeufs ne peuvent faire que sept à huit lieues par jour, et qu’il leur faut sur huit jours de marche un jour de repos au moins ; de sorte que ces pauvres bêtes avaient déjà la corne usée, la lèvre baveuse, les yeux hors de la tête, le cou rivé dans les épaules, et qu’il ne leur restait plus que la peau et les os. Il en passa pendant trois semaines de cette espèce, tout déchirés de coups de baïonnette. La viande devint bon marché, car on abattait beaucoup de ces boeufs, mais peu de personnes en voulaient, la viande malade étant malsaine. Ils n’arrivèrent pas seulement à vingt lieues de l’autre côté du Rhin.

Après cela, nous ne vîmes plus défiler que des lances, des sabres et des casques. Tout s’engouffrait sous la porte de France, traversait la place d’Armes en suivant la grande route, et sortait par la porte d’Allemagne.

Enfin, le 10 mai de cette année 1812, de grand matin, les canons de l’arsenal annoncèrent le maître de tout. Je dormais encore lorsque le premier coup partit, en faisant grelotter mes petites vitres comme un tambour, et presque aussitôt M. Goulden, avec la chandelle allumée, ouvrit ma porte en me disant :

"Lève-toi... le voilà !"

Nous ouvrîmes la fenêtre. Au milieu de la nuit je vis s’avancer au grand trot, sous la porte de France, une centaine de dragons dont plusieurs portaient des torches ; ils passèrent avec un roulement et des piétinements terribles ; leurs lumières serpentaient sur la façade des maisons comme de la flamme, et de toutes les croisées on entendait partir des cris sans fin : Vive l’Empereur ! vive l’Empereur !

Je regardais la voiture, quand un cheval s’abattit sur le poteau du boucher Klein, où l’on attachait les boeufs ; le dragon tomba comme une masse, les jambes écartées, le casque dans la rigole, et presque aussitôt une tête se pencha hors de la voiture pour voir ce qui se passait, une grosse tête pâle et grasse, une touffe de cheveux sur le front : c’était Napoléon ; il tenait la main levée comme pour prendre une prise de tabac, et dit quelques mots brusquement. L’officier qui galopait à côté de la portière se pencha pour lui répondre. Il prit sa prise et tourna le coin, pendant que les cris redoublaient et que le canon tonnait.

Voilà tout ce que je vis.

L’Empereur ne s arrêta pas à Phalsbourg ; tandis qu’il courait déjà sur la route de Saverne, le canon tirait ses derniers coups. Puis le silence se rétablit. Les hommes de garde à la porte de France relevèrent le pont, et le vieil horloger me dit :

"Tu l’as vu ?

— Oui, monsieur Goulden.

— Eh bien, fit-il, cet homme-là tient notre vie à tous dans sa main ; il n’aurait qu’à souffler sur nous et ce serait fini. Bénissons le Ciel qu’il ne soit pas méchant, car sans cela le monde verrait des choses épouvantables, comme du temps des rois sauvages et des Turcs."

Il semblait tout rêveur ; au bout d’une minute, il ajouta :

"Tu peux te recoucher ; voici trois heures qui sonnent."

Il rentra dans sa chambre, et je me remis dans mon lit. Le grand silence qu’il faisait dehors me paraissait extraordinaire après tout ce tumulte, et jusqu’au petit jour je ne cessai point de rêver à l’Empereur. Je songeais aussi au dragon et je désirais savoir s’il était mort du coup. Le lendemain nous apprîmes qu’on l’avait porté à l’hôpital et qu’il en reviendrait.

Depuis ce jour jusqu’à la fin du mois de septembre, on chanta beaucoup de Te Deum à l’église, et l’on tirait chaque fois vingt et un coups de canon pour quelque nouvelle victoire. C’était presque toujours le matin ; M. Goulden aussitôt s’écriait :

"Hé, Joseph ! encore une bataille gagnée ! cinquante mille hommes à terre, vingt-cinq drapeaux, cent bouches à feu !... Tout va bien... tout va bien.— Il ne reste maintenant qu’à faire une nouvelle levée pour remplacer ceux qui sont morts !"

Il poussait ma porte, et je le voyais tout gris, tout chauve, en manches de chemise, le cou nu, qui se lavait la figure dans la cuvette.

"Est-ce que vous croyez, monsieur Goulden, lui disais-je dans un grand trouble, qu’on prendra les boiteux ?

— Non, non, faisait-il avec bonté, ne crains rien, mon enfant ; tu ne pourrais réellement pas servir. Nous arrangerons cela. Travaille seulement bien, et ne t’inquiète pas du reste."

Il voyait mon inquiétude, et cela lui faisait de la peine. Je n’ai jamais rencontré d’homme meilleur. Alors il s’habillait pour aller remonter les horloges en ville, celles de M. le commandant de place, de M. le maire et d’autres personnes notables. Moi, je restais à la maison.

M. Goulden ne rentrait qu’après le Te Deum ; il ôtait son grand habit noisette, remettait sa perruque dans la boîte et tirait de nouveau son bonnet de soie sur ses oreilles, en disant :

"L’armée est à Vilna — ou bien à Smolensk —, je viens d’apprendre ça chez M. le commandant. Dieu veuille que nous ayons le dessus cette fois encore et qu’on fasse la paix ; le plus tôt sera le mieux, car la guerre est une chose terrible."

Je pensais aussi que, si nous avions la paix, on n’aurait plus besoin de tant d’hommes et que je pourrais me marier avec Catherine. Chacun peut s’imaginer combien de voeux je formais pour la gloire de l’Empereur.

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