samedi 22 octobre 2005, par
C’est à Francfort que j’appris à connaître la vie militaire. Jusque-là je n’avais été qu’un simple conscrit ; alors je devins un soldat. Et je ne parle pas ici de l’exercice, non ! La manière de faire tête droite et tête gauche, d’emboîter le pas, de lever la main à la hauteur de la première ou de la deuxième capucine pour charger le fusil, d’ajuster et de relever l’arme au commandement, c’est l’affaire d’un ou deux mois avec de la bonne volonté. Mais j’appris la discipline, à savoir : que le caporal a toujours raison lorsqu’il parle au soldat, le sergent lorsqu’il parle au caporal, le sergent-major lorsqu’il parle au sergent, le sous-lieutenant au sergent-major, ainsi de suite jusqu’au maréchal de France, — quand ils diraient que deux et deux font cinq ou que la lune brille en plein midi.
Cela vous entre difficilement dans la tête ; mais quelque chose vous aide beaucoup : c’est une espèce de pancarte affichée dans les chambrées, et qu’on vous lit de temps en temps, pour vous ouvrir les idées. Cette pancarte suppose tout ce qu’un soldat peut avoir envie de faire, par exemple de retourner dans son village, de refuser le service, de résister à son chef, etc., et cela finit toujours par la mort ou cinq ans de boulet au moins.
Le lendemain de notre arrivée à Francfort, j’écrivis à M. Goulden, à Catherine et à la tante Grédel ; on peut se figurer avec quel attendrissement. Il me semblait, en leur parlant, être encore au milieu d’eux ; je le leur racontais mes fatigues, le bien qu’on m’avait fait à Mayence, le courage qu’il m’avait fallu pour ne pas rester en arrière. Je leur dis aussi que j’étais toujours en bonne santé, grâce à Dieu ; que je me sentais plus fort qu’avant de partir, et que je les embrassais mille et mille fois
J’écrivais dans notre chambrée, au milieu des camarades, et les Phalsbourgeois me faisaient tous ajouter des compliments pour leurs familles. Enfin, ce fut encore un bon moment
Ensuite j’écrivis à Mayence, aux braves gens de la Capuzigner Strasse, qui m’avaient en quelque sorte sauvé de la désolation. Je leur dis que le rappel m’avait forcé le matin de partir tout de suite ; que j’avais espéré les revoir et les remercier, mais que le bataillon ayant fait route pour Francfort, ils devaient me pardonner.
Ce même jour, dans l’après-midi nous reçûmes l’habillement du bataillon. Des douzaines de juifs arrivèrent jusque sous les arcades, et chacun leur vendit ses effets bourgeois. Je ne conservai que mes chemises, mes bas et mes souliers. Les Italiens avaient mille peines à se faire entendre de ces marchands, qui voulaient tout emporter pour rien, mais les Génois étaient aussi fins que les juifs, et leurs discussions se prolongèrent jusqu’à la nuit. Nos caporaux reçurent alors plus d’une goutte ; il fallait bien s’en faire des amis, car, matin et soir, ils nous montraient l’exercice dans la cour pleine de neige. La cantinière Christine était toujours dans son coin, la chaufferette sous les pieds. Elle prenait en considération tous les jeunes gens de bonne famille, comme elle appelait ceux qui ne regardaient pas à l’argent. Combien d’entre nous se laissaient tirer jusqu’au dernier liard, pour s’entendre appeler jeunes gens de bonne famille ! Plus tard, ce n’étaient plus que des gueux ! mais que voulez-vous ? la vanité... la vanité... cela perd tout le genre humain, depuis les conscrits jusqu’aux généraux. Pendant ce temps, chaque jour il arrivait des recrues de France et des charrettes pleines de blessés de la Pologne. Quel spectacle devant l’hôpital du Saint-Esprit, de l’autre côté de la rivière ! C’était un convoi qui ne finissait jamais ! Tous ces malheureux avaient les uns le nez et les oreilles gelés, les autres un bras, les autres une jambe ; on les mettait dans la neige pour les empêcher de tomber en morceaux. Jamais on n’a vu de gens habillés si misérablement, avec des jupons de femme, des bonnets à poil pelés, des shakos défoncés, des vestes de Cosaques, des mouchoirs et des chemises entortillés autour des pieds ; ils sortaient des charrettes en se cramponnant et vous regardaient comme des bêtes sauvages, les yeux enfoncés dans la tête et les poils de la figure hérissés. Les bohémiens qui dorment au coin des bois en auraient eu pitié, et pourtant c’étaient encore les plus heureux, puisqu’ils étaient réchappés du carnage, et que des milliers de leurs camarades avaient péri dans les neiges ou sur les champs de bataille.
Klipfel, Zébédé, Furst et moi nous allions voir ces malheureux ; ils nous racontaient toute la débâcle depuis Moscou, et je vis bien alors que le 29e Bulletin, si terrible, n’avait dit que la vérité.
Ces histoires nous excitaient contre les Russes ; plusieurs disaient : "Ah ! pourvu que la guerre recommence bientôt ; ils en verront des dures, cette fois... ce n’est pas fini... ce n’est pas fini !" Leur colère me gagnait moi-même, et quelquefois je pensais : "Joseph, est-ce que tu perds la tête maintenant ? Ces Russes défendaient leur pays, leurs familles, tout ce que les hommes ont de plus sacré dans ce monde. S’ils ne les avaient pas défendus, on aurait raison de les mépriser."
En ce temps, il arriva quelque chose d’extraordinaire.
Vous saurez que Zébédé, mon camarade de lit, était le fils du fossoyeur de Phalsbourg, et que nous l’appelions quelquefois entre nous : "Fossoyeur."De notre part cela ne lui faisait rien. Mais un soir, après l’exercice, comme il traversait la cour, un hussard lui cria :
"Hé ! Fossoyeur, arrive m’aider à traîner ces bottes de paille."
Zébédé, s’étant retourné, lui répondit :
"Je ne m’appelle pas Fossoyeur, et vous n’avez qu’à porter vos bottes de paille vous-même ! Est-ce que vous me prenez pour une bête ?"
Alors l’autre lui cria plus fort :
"Conscrit, veux-tu bien venir, ou gare !"
Zébédé, avec son grand nez crochu, ses yeux gris et ses lèvres minces, ne jouissait pas d’un bon caractère. Il s’approcha du hussard et lui demanda :
"Qu’est-ce que vous dites ?
— Je te dis d’enlever ces bottes de paille, et lestement, entends-tu, conscrit ?"
C’était un vieux à moustaches et gros favoris roux taillés en brosse, à la mode de Chamboran. Zébédé l’empoigna par un de ses favoris ; mais l’autre lui donna deux grands soufflets. Malgré tout, une poignée de favoris resta dans la main de Zébédé, et comme cette dispute avait attiré beaucoup de monde, le hussard levant le doigt lui dit :
"Conscrit, demain matin tu recevras de mes nouvelles.
— C’est bon, fit Zébédé, nous verrons. J’ai aussi du nouveau pour vous, l’ancien."
Il arriva tout de suite me raconter cela, et moi sachant qu’il n’avait jamais tenu qu’une pioche, je ne pus m’empêcher de frémir pour lui.
"Écoute, Zébédé, lui dis-je, tout ce qui te reste à faire maintenant, puisque tu ne peux pas déserter, c’est d’aller demander pardon à ce vieux... car tous ces vieux ont des coups terribles, qu’ils ont rapportés d’Égypte, d’Espagne et d’ailleurs. Crois-moi ! Si tu veux, je vais te prêter un écu pour aller lui payer bouteille ; ça l’attendrira."
Mais lui, fronçant les sourcils, ne voulut rien entendre.
"Plutôt que de faire des excuses, dit-il, j’aimerais mieux aller me pendre tout de suite. Je me moque de tous les hussards ensemble. S’il a des coups, moi j’ai le bras long, et j’en ai aussi des coups au bout de mon sabre, des coups qui entreront aussi bien dans ses os que les siens dans ma chair."
Il était encore indigné de ses soufflets.
Presque aussitôt le maître d’armes Châzy, le caporal Fleury, Klipfel, Furst, Léger arrivèrent ; ils donnaient tous raison à Zébédé, et le maître d’armes dit qu’il fallait du sang pour laver les soufflets, que c’était l’honneur des nouvelles recrues de se battre.
Zébédé répondit que les Phalsbourgeois n’avaient jamais eu peur d’une saignée, et qu’il était prêt. Alors le maître d’armes alla voir le capitaine de la compagnie, nommé Florentin, un homme le plus magnifique qu’on puisse s’imaginer, grand, sec, large des épaules, le nez droit, et qui avait reçu la décoration des mains de l’Empereur à la bataille d’Eylau. Le capitaine trouva que c’était tout simple de se battre pour un soufflet ; il dit même que cela donnerait un bel exemple aux conscrits, et que, si Zébédé ne se battait pas il serait indigne de rester au 3e bataillon du 6e.
Toute cette nuit-là, je ne pus fermer l’oeil ; j’entendais mon camarade ronfler et je pensais : "Pauvre Zébédé, demain soir tu ne ronfleras plus !" Je frissonnais d’être couché près d’un homme pareil. Enfin, je venais de m’endormir vers le petit jour, quand tout à coup je sens un air très froid ; j’ouvre les yeux, et qu’est-ce que je vois ? le vieux hussard roux, qui avait enlevé la couverture de notre lit et qui disait :
"Allons, debout, fainéant, je vais t’apprendre de quel bois je me chauffe."
Zébédé se leva tranquillement et répondit :
"Je dormais, vétéran, je dormais."
L’autre, en s’entendant appeler vétéran, voulut tomber sur mon camarade ; mais deux grands gaillards qui lui servaient de témoins l’arrêtèrent, et d’ailleurs tous les Phalsbourgeois étaient aussi là.
"Voyons... voyons... dépêchons ?..." criait le vieux.
Mais Zébédé s’habillait sans se presser. Au bout d’un instant, il dit :
"Est-ce que nous aurons la permission de sortir du quartier, les anciens ?
— Derrière le violon, il y a de la place pour s’aligner", répondit un des hussards.
C’était un endroit plein d’orties, derrière la hotte du violon ; un mur l’entourait, et de nos fenêtres on le voyait très bien, il se trouvait juste au-dessous, du côté de la rivière. Zébédé mit sa capote, et dit en se tournant de mon côté :
"Joseph, et toi, Klipfel, je vous choisis pour mes témoins."
Mais je secouai la tête.
"Eh bien, Furst, arrive !" dit-il.
Et tous ensemble descendirent l’escalier.
Je croyais Zébédé perdu ; cela me faisait beaucoup de peine, et je pensais : "Voilà que non seulement les Russes et les Prussiens nous exterminent, il faut encore que les nôtres s’en mêlent."
Toute la chambrée était aux fenêtres ; moi seul, derrière, je restai assis sur mon lit. Au bout de cinq minutes, le bruit des sabres en bas me rendit tout blanc ; je n’avais plus une goutte de sang dans les veines.
Mais cela ne dura pas longtemps, car tout à coup Klipfel s’écria : "Touché !"
Alors je ne sais comment j’arrivai près d’une fenêtre, et, regardant par-dessus les autres, je vis le hussard appuyé contre le mur, et Zébédé qui se relevait, le sabre tout rouge de sang. II avait glissé sur les genoux pendant la bataille ; le sabre du vieux, qui se fendait, avait passé sur son épaule, et lui, sans perdre une seconde, avait enfoncé le sien dans le ventre du hussard. S’il n’avait pas eu le bonheur de glisser, le vieux lui perçait le coeur.
Voilà ce que je vis en bas d’un coup d’oeil.
Le hussard s’affaissait contre le mur, ses témoins le soutenaient aux bras, et Zébédé, pâle comme un mort, regardait son sabre, tandis que Klipfel lui tendait sa capote.
Presque aussitôt on battit la diane, et nous descendîmes à l’appel du matin. Cela se passait le 18 février. Le même jour nous reçûmes l’ordre de faire notre sac, et nous partîmes de Francfort pour Séligenstadt, où nous restâmes jusqu’au 8 mars. Alors toutes les recrues connaissaient le maniement du fusil et l’école de peloton. De Séligenstadt, nous partîmes le 9 mars pour Schweinheim, et le 24 mars 1813, le bataillon se réunit à la division à Aschaffenbourg, où le maréchal Ney nous passa la revue.
Le capitaine de la compagnie s’appelait Florentin ; le lieutenant Bretonville, le commandant du bataillon Gémeau, le capitaine adjudant-major Vidal, le colonel du régiment Zapfel, le général de la brigade Ladoucette, et le général de la division Souham : — tout soldat doit savoir cela, s’il ne veut pas marcher comme un aveugle.
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