mardi 17 mai 2022, par
Lorsque la révolution commence en février, la grande différence qui s’observe avec celle de 1905 est que le régime est complètement discrédité aux yeux de la population russe, qui n’apporte plus aucun soutien au pouvoir tsariste.
En février, ce ne sont étonnement pas les partis opposés au tsarisme qui font la révolution : il s’agit ici d’un soulèvement spontané et populaire contre l’autocratie. Même les partis révolutionnaires sont surpris par le début de la révolution. A ce moment, les grands dirigeants ne se trouvent pas en Russie : Lénine est en Suisse, Trotski à New York, Staline et Kamenev en Sibérie. Néanmoins, malgré leur absence, le tsarisme s’apprête à disparaître en seulement quelques semaines.
Le 23 février, lors de la journée internationale de la femme, une grande manifestation traverse Petrograd en raison des difficultés d’approvisionnement. Aux femmes se joignent énormément d’ouvriers, d’activistes et de chômeurs qui ne supportent plus la guerre, ni les pénuries et le chômage. Ce mouvement étonne à la fois les autorités, le pouvoir et les révolutionnaires. Et c’est là que, le 26 février au soir, Nicolas II ordonne de tirer.
La manifestation est suivie de nombreuses grèves et de plusieurs mutineries de soldats qui refusent d’obéir aux ordres du tsar, ainsi qu’une fraternisation entre ouvriers et soldats
Le 27 février, peu de temps avant l’abdication du tsar qui se produit au début du mois de mars, s’installe alors un double pouvoir : le premier se constitue du premier comité provisoire de la douma, qui prend rapidement le nom de gouvernement provisoire. Le second pouvoir est représenté par le Soviet des députés ouvriers, qui comprend également les soldats de Petrograd.
C’est face au gouvernement provisoire qu’est apparu le Soviet, présidé par un menchevik. Il renforce le contrôle des partis et autour de ce Soviet principal, d’autres petits soviets émergent. Divers comités naissent ainsi en Russie.
Des négociations commencent entre le Soviet et le gouvernement provisoire : un accord entre eux est conclu le 2 mars, jour de l’abdication du tsar. Le Soviet accepte désormais de reconnaître la légitimité du gouvernement provisoire. Néanmoins, il explique qu’il ne le soutiendra que si celui-ci réalise un programme jugé démocratique par le Soviet.
Jusqu’à la fin, leur relation restera très complexe, rythmée de pressions et de négociations. En réalité, chacun surestime l’autre et ils se complètent mutuellement. En effet, le Soviet n’est pas prêt à prendre le pouvoir, mais il est cependant davantage en contact avec la population ; ainsi, le gouvernement provisoire dépend du Soviet afin d’avoir accès à ce lien. Néanmoins, avec cette complémentarité non volontaire, aucun des deux pouvoirs n’est réellement indépendant. Certains historiens qualifient même ce double pouvoir d’un « vide de pouvoir », car tous deux s’annulent.
Le 2 mars, Nicolas II abdique. C’est à ce moment que le double pouvoir, spontanément, se met en place ; et cela dès l’annonce du tsar. Aussitôt, les provinces se rallient et le pouvoir disparaît rapidement à partir du mois de mars. Dans chaque ville, un soviet naît en prenant exemple sur celui de Petrograd.
En face, systématiquement, naît une douma municipale avec laquelle il existe soit une collaboration, soit un refus de collaborer. Pour la première fois, les Russes ont l’impression qu’ils se gouvernent eux-mêmes. L’euphorie s’empare de ce monde renversé et, malgré les violences, un enthousiasme général survient dans la population qui peut enfin prendre son destin en mains. Mais après un certain temps de joie, les problèmes réapparaissent.
Le 6 mars, après un armistice pour les prisonniers, le gouvernement provisoire publie son programme garantissant notamment des libertés politiques. Il s’engage à respecter les alliances conclues avec les alliés et assure continuer la guerre jusqu’à la victoire. Cela permet au gouvernement provisoire d’être reconnu rapidement par les autres pays, car les alliés ont peur que la Russie, à cause de l’abdication du tsar, quitte la guerre. Cette annonce donne ainsi du crédit à ce nouveau pouvoir russe.
Le 20 mars, avec l’abolition de restrictions nationales et religieuses, une partie des demandes du Soviet est réalisée ; mais les problèmes principaux restent, à savoir la question agraire et la guerre. Le gouvernement provisoire se retrouve coincé, car les alliés ont reconnu le nouveau régime. Dès lors, il faut continuer la guerre, sinon les vivres seront coupés.
La révolution de février est une révolution spontanée : bien que les organisations politiques aient influencé le mouvement, ce ne sont pas elles qui ont dirigés les événements. Ceci étonne d’ailleurs les autorités, au même titre que les révolutionnaires qui revendiquent la nécessité d’une révolution depuis longtemps. Selon Trotski, la révolution a été anonyme, car elle découle d’une improvisation, tout comme le sera le Soviet. Lénine d’ailleurs, qui se trouvait en Suisse en janvier 1917, affirmait qu’il n’y aurait pas de révolution de son vivant. Il revient en Russie au mois d’avril.
De février à octobre, la Russie connaît une véritable histoire d’une radicalisation très rapide de la population. Cela sur fond d’un mouvement des nationalités qui se retrouve exacerbé, ainsi que des successions de crises politiques insolubles pour le gouvernement provisoire mis en place en février. Bien qu’ils ne soient que peu nombreux à l’aube de la révolution, les bolcheviks parviennent à s’accommoder du chaos qui règne dans le pays.
Néanmoins, le gouvernement provisoire ne correspond pas à ce qu’attendait la société, à savoir la paix et une réforme agraire ; cela n’arrange rien lorsqu’il annonce qu’il va poursuivre la guerre. Il s’éloigne alors de la population paysanne, qui s’attend à une grande redistribution des terres, et ne lui fait plus confiance lorsqu’elle réalise que le gouvernement provisoire repousse la réforme agraire en proclamant que ce n’est pas à lui de décider, mais à l’assemblée constituante future. Or, cette dernière ne sera jamais organisée par le gouvernement provisoire.
Il se trouve que les paysans sont toujours majoritaires dans le pays et que ces derniers décident de s’emparer des terres de la noblesse pas la force. Un grand nombre d’entre eux quitte le front en masse pour retourner dans leurs villages avant de s’approprier les terres appartenant aux nobles. Les bolcheviks tireront profit de l’exaspération de la paysannerie, ainsi que de l’hésitation du gouvernement provisoire.
Au mois de mars 1917, Lénine réclame une rupture entre le Soviet et le gouvernement provisoire. Un mois plus tard paraissent ses fameuses thèses d’avril, dans lesquelles il appelle les prolétaires à prendre le pouvoir, ainsi que la paysannerie ; il réclame également la fondation d’une république des soviets. En juin, Lénine assure que le parti bolchevique est prêt à s’emparer du pouvoir.
Malgré les répressions qui s’abattent sur les bolcheviks après les « journées de juillet » [1], et l’arrestation de Kamenev, Zinoviev et Trotski ainsi que la clandestinité de Lénine en Finlande, des manifestations se déroulent à Petrograd, vivement soutenues par les bolcheviks. Elles seront réprimées par le gouvernement provisoire. Dès lors, les bolcheviks, toujours minoritaires au sein du Soviet, mettent en place l’organisation d’une insurrection armée.
Tout s’accélère en été 1917 : en août a lieu une tentative de putsch dirigé par le général Kornilov, hostile au soviet et souhaitant instaurer une discipline dans le pays. Kerenski, le ministre de la Guerre, demande de l’aide auprès du comité exécutif du Soviet pour « sauver la révolution ». Le putsch est un échec, car le Soviet de Petrograd adopte pour la première fois une perspective bolchévique, et les bolcheviks arrêtés sont relâchés. C’est à nouveau le chaos dans le pays, mais Lénine devient le président du Soviet de Petrograd. Les bolcheviks deviennent alors majoritaires.
Malgré les désertions massives dans l’armée de soldats qui rentrent chez eux, la crise sociale, les pillages, les émeutes paysannes, les pénuries et aussi les difficultés économiques, la Russie connaît un vide important. Les périphéries réclament de plus en plus fortement leur autonomie : c’est le cas de l’Ukraine, en juin, dont le conseil du nom de Rada proclame son indépendance. En outre, des partis nationaux se développent partout dans l’ancien Empire. Les Russes connaissent de sérieux conflits avec la population musulmane.
En plus de la paix avec l’Europe, la terre aux paysans et la liberté, les bolcheviks revendiquent « tout le pouvoir aux soviets ! », la paix et la terre étant le « slogan » traditionnel des populistes [2] ainsi que des socialistes révolutionnaires.
Avec la volonté d’autogestion des usines, près de deux millions de soldats désertent et rentrent chez eux entre juin et octobre 1917. Par des révoltes, des attaques, des incendies ainsi que des pogroms, notamment en Biélorussie, le pays est secoué par la violence.
Il y a désormais en Russie deux formes de bolchevisme : le parti lui même et un peuple « bolchevisé » ; il ne s’agit pas d’un parti politique mais d’une population qui comprend et adhère au mot d’ordre du parti bolchevique. Il s’agit essentiellement de soldats et d’ouvriers. Ils sont liés principalement par les slogans bolcheviques entendus par les paysans dans les tranchées, et qui demandent d’arrêter la guerre ainsi que de donner la terre aux paysans. Lénine veut accélérer les événements : il réclame une insurrection et une prise du pouvoir immédiate. Seulement, le Comité central ne le suit pas. Il écrit alors en septembre un texte resté célèbre : La crise est mûre, ayant pour but celui de convaincre les partisans bolcheviques. Le bolchevisme est alors divisé. [3]
Sources : RIAZANOVSKY, Nicholas, Histoire de la Russie des origines à 1996, Paris, Laffont, 1999.
AMACHER, Korine, La Russie, 1598-1917 : révoltes et mouvements révolutionnaires, Infolio, 2011
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