lundi 10 décembre 2007, par
La stratégie de Giap
A 14 h 30, « le ciel tombe sur la tête » de Lepage. Il apprend par un message largué sur son P.C. ce qu’il aurait toujours dû savoir : sa colonne doit tendre la main à la garnison de Cag Bang, la colonne Charton, qui s’apprête à quitter la ville. L’ordre, daté du 29 septembre, définit les différents points de l’opération « Thérèse » : « Porter le groupement Bayard sur Nam Nang qu’il devra atteindre le 3 octobre pour y faire liaison avec le groupement Charton et ouvrir la voie à ses éléments. »
Seulement, depuis le 29 septembre, la situation a évolué ! Il n’est plus question de passer par la R.C.4 et de tenir Dong Khé. Il faut trouver autre chose. Lepage décide d’emprunter une ancienne piste, à peine praticable, à l’ouest de Dong Khé. Il pense ainsi parvenir à la hauteur de la colonne Charton à Nam Nang. Pour se couvrir, il choisit de laisser le 1" B.E.P. et le 11’ Tabor au sud de Dong Khé dans le but de fixer le gros des forces ennemies. Il leur donne l’ordre de se laisser assiéger le temps qu’il faudra. Le colonel Lepage est en effet persuadé que les Viets ne tenteront rien tant qu’une menace pèsera sur le poste de Dong Khé.
Le plan de Lepage paraît rationnel mais les rebelles sont quatre fois plus nombreux que les Français : des réserves, des armes, du ravitaillement, une connaissance parfaite du terrain, ils ont tout, face à une colonne coupée en deux, éloignée de ses bases et sans appui d’artillerie.
Lepage, le R.T.M. et le 1" Tabor se dirigent donc vers l’ouest à la rencontre de la colonne Charton.
Premier malentendu : l’état-major de « Bayard » croit que Charton a fait mouve-
La stratégie de Giap
A 14 h 30, « le ciel tombe sur la tête » de Lepage. Il apprend par un message largué sur son P.C. ce qu’il aurait toujours dû savoir : sa colonne doit tendre la main à la garnison de Cag Bang, la colonne Charton, qui s’apprête à quitter la ville. L’ordre, daté
ment à minuit ; il estime qu’à l’aube du 3 octobre, les troupes de Cao Bang ont parcouru de 15 à 20 kilomètres et doivent donc se trouver à proximité de Nam Nang. Or la colonne Charton n’a démarré qu’à 6 heures du matin.
Deuxième malentendu : Lepage est persuadé que Charton arrive à marche forcée, or, pour une troupe bien entraînée, vingt kilomètres de pistes sans difficultés exagérées ce n’est rien. Mais Charton est ralenti par ses camions qui exigent d’incessantes réparations de la route ; il est ralenti par ses deux canons, par ses civils et son impedimenta.
En fin d’après-midi, le lundi 2 octobre à 17 h 30, les Viets attaquent en force, à N’Gaum, une compagnie du 8’ R.T.M. qui est décimée. Le capitaine Feuillet et 80 tirailleurs sont tués.
Vers 21 heures un déluge de feu s’abat sur le Na Kheo qu’occupent le 5’ Goum et le groupe de commandement et d’appui du Tabor. Le matraquage d’obus de canons et de mortiers prépare un assaut des soldats viets qui suivent au ras des éclats. Ils se ruent en hurlant : « Tien Yen ! » (« En avant »), « Doc Lap ! » (« Indépendance ! ») tandis que leurs clairons les poussent.
« Nous aurions dû avoir peur, avoir les tripes nouées par la trouille, avoir envie de tout lâcher plutôt que de crever dans un coin des rochers et de la jungle pourrie, écrit Montaud. Non ! Nous étions... au-delà de la peur (elle ne revint, insidieuse, que pendant l’obscurité). Nouvel assaut... on en vient au corps à corps, les sergents Dal Magro et Marty et leurs goumiers repoussent les Viets avec des grenades prises aux morts viets qui s’entassent, parfois sur plusieurs épaisseurs. »
Les Viets ont payé le prix fort. Des vagues entières sont venues se faire hacher. Mais les pertes françaises, elles aussi, sont terribles. « Nous évacuons les plus atteints, raconte Montaud. Les autres blessés redescendent comme ils peuvent vers Na Pa, tandis que des combats continuent dans la nuit.
Nous sommes effarés devant le courage, la combativité folle des soldats viets. Ils ont reçu mission de prendre Na Kheo, ils doivent le prendre quel qu’en soit le prix. Nous nous sentons devant une force effrayante qui rappelle les millions de morts des combats de Russie. La vie humaine, celle des soldats, n’a pas pour leurs chefs la même valeur que pour les nôtres. »
De l’autre côté de Dong Khe ce n’est pas brillant non plus. Après les combats féroces, le 1" Tabor a réussi à s’approcher du terrain d’aviation, mais il a dû reculer devant une nuée de Viets, déferlant de partout, appuyés par l’artillerie qui semble connaître parfaitement ses buts. Les obus tombent exactement où se trouvent les unités françaises, qu’elles avancent ou qu’elles reculent. On sent les mises en place étudiées, les repérages de tir préparés, une stratégie réelle. L’intervention des spécialistes chinois ne fait guère de doute.
Dans la fureur des combats, la stratégie de Giap, le commandant en chef des armées du Viet-minh, apparaît alors clairement à tous les officiers présents sur le terrain : il ne s’agit plus d’attaquer les postes que le Corps expéditionnaire est en train d’évacuer mais d’écraser la colonne Lepage pour ensuite se retourner contre la colonne Charton. Il s’agit d’anéantir quelques-unes des plus belles unités de l’armée française. Ce n’est plus la guérilla mais une véritable bataille rangée, à but militaire mais surtout politique.
Dans ces combats de jungle - combats de nuit, le plus souvent, de surcroît - la pagaille est incommensurable. Les appareils radio n’ont que des portées limitées, encore réduites par le relief et la végétation.
« La guerre est un art simple, tout d’exécution », disait Napoléon. Encore faut-il pouvoir transmettre les ordres. Pendant toute l’opération, le commandement ignorera souvent ce qui se passe à cinq cents mètres - et à deux cents mètres la nuit, quand ce n’est pas à vingt, comme en témoigne l’anecdote suivante rapportée par un combattant.
« Il nous est arrivé une histoire de fous dans l’escalade de nuit d’un piton : dans une obscurité presque totale, la lune se cachant souvent, nous grimpons à la queue-leu-leu, le long d’un sentier glissant qui monte en spirale vers le sommet que nous devons occuper. Une ou deux alertes nous ont jetés dans le talus et ont, sans que nous nous en soyons aperçus, coupé la colonne. A un moment, un mot d’ordre passe, à transmettre en silence de bouche à oreille, à celui qui suit.
Vers le milieu de la colonne un goumier se retourne vers son suivant pour lui passer le mot. Il le laisse approcher et s’aperçoit que c’est un combattant viet. C’est le premier d’une colonne ennemie qui, montant vers ce même sommet, s’est glissée sans s’en apercevoir dans notre file. Immédiatement se déchaînent
toutes les armes. Mais qui tire sur qui ? »
Les attaques répétées des Viets fractionnent peu à peu en petits groupes la colonne Lepage. Ceux-ci ont toutes les difficultés à retrouver leur compagnie, leur bataillon. Certains n’y arrivent pas et poursuivent en solitaire.
Le 3 octobre, le L’ B.E.P. contre-attaque et repousse trois vagues d’assaut ennemies. L’aviation, venue bombarder Dong Khé, ne change rien à la situation ; les hommes se font tuer, les blessés s’entassent. Le commandant Segrétain et le commandant Delcros demandent au colonel Lepage l’autorisation de se replier. Après plusieurs refus, Lepage accepte. Segrétain et Delcros, d’un commun accord, décident de passer par le col de Lung Phaï afin d’y déposer les blessés. Le décrochage s’effectue de nuit, dans des conditions que rendent encore plus dures le brancardage des blessés.
A peine engagé sur la route, le détachement tombe dans une embuscade. Les Tabors du commandant Delcros, transportant les blessés, subissent l’assaut. C’est la panique. Les survivants refluent vers le B.E.P. Les blessés sont très souvent achevés. Le commandant Delcros lui-même est porté disparu.
Le commandant Segrétain croit se trouver face à d’importantes forces ennemies. II renonce à sa marche sur Lung Phaï et fonce sur la cote 765. Pour faciliter la progression, il fait détruire ses deux canons et abattre les mulets.
Sources "Connaissance de l’histoire" Hachette 1982
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