mercredi 5 mai 2010, par
Quand messire Gauvain se fut échappé de la prison où les gens de la commune l’avaient assailli, il chevaucha tant qu’entre tierce et midi il arriva sur le penchant d’une colline où se dressait un grand chêne touffu et ombreux. A l’arbre étaient suspendus un écu et une lance toute droite. Au-delà du chêne, il aperçut un menu palefroi norrois et s’en émerveilla, car petit palefroi jure avec l’écu et la lance d’un chevalier. Si c’eût été un destrier, il eût cru qu’un vassal en quête d’aventures et de gloire avait gravi la colline. Alors, jetant un coup d’oeil sous le chêne, il y vit assise sur le sol une pucelle qui avec un air de gaieté eût été fort belle et avenante. Mais de ses doigts crispés elle tentait d’arracher les cheveux de sa tresse, et elle menait grand deuil. Elle se désolait ainsi pour un chevalier à qui elle baisait fréquemment les yeux, le front et la bouche. Quand messire Gauvain s’approche, il voit le chevalier blessé : son visage est défiguré d’une large plaie, le crâne est entamé d’un coup d’épée, et de chacun de ses flancs le sang jaillit à flot. Plusieurs fois le chevalier s’est pâmé de douleur, et enfin il repose.
A le regarder messire Gauvain ne sait s’il est mort ou vif.
– Belle, dit-il, que pensez-vous du chevalier que vous tenez ?
– Sire, dit-elle, vous pouvez voir qu’il y a péril en ses plaies. La moindre causerait sa mort.
– Ma douce amie, éveillez-le, car je voudrais m’enquérir auprès de lui de ce qui se fait en cette terre.
– Sire, comment pourrais-je l’éveiller ? Je préférerais me laisser déchirer toute vive. Jamais d’un tel amour je n’ai chéri un homme ni ne chérirai. Quelle pauvre folle je serais, quand je vois qu’il dort et se repose, si je faisais quoi que ce soit dont il eût sujet de se plaindre ensuite.
– Par ma foi, dit messire Gauvain, c’est donc moi qui vais l’éveiller, si je peux
.
Et retournant sa lance, du bout de la hampe il en effleure l’éperon du chevalier d’une main si experte et si légère qu’il ne lui fait aucun mal.
Le blessé le salue et lui dit
– Sire, je vous remercie mille fois de m’avoir si gentiment éveillé que vous ne m’avez causé la plus légère douleur. Mais c’est pour vous que je crains. Ne poussez pas plus avant, je vous en prie, ce serait folie. Restez-en là, croyez-moi.
– Rester là, sire, et pourquoi ?
– Je vous le dirai, puisque vous le voulez. C’est ici la borne de Galvoie. Jamais chevalier qui la franchit ne put revenir. Au-delà s’étend un pays dur et cruel, peuplé de gens perfides. Nul qui s’y est aventuré ne s’en est échappé vivant, sauf moi, et en un tel état que je ne crois pas voir la nuit. J’ai trouvé sur mon chemin un chevalier preux et hardi, fort et fier : jamais je n’eus affaire à si hardi, jamais je ne me mesurai avec un plus fort. Suivez mon conseil : allezvous-en, au lieu de descendre cette colline.
– Par ma foi, retourner ainsi ne serait pas beau. Je ne suis pas venu pour me donner du bon temps. Il faudrait me tenir pour bien vil et bien lâche si, ayant entrepris de passer, je tournais le dos. Non, non, .j’irai de l’avant, ne serait-ce que pour voir pourquoi on ne revient pas de là-bas.
– Je sens bien que votre parti est pris. Vous irez donc, puisque la gloire vous tente. Et j’en profiterais volontiers pour vous adresser une prière. Si vous menez l’aventure à bonne fin, nul chevalier n’a eu cette chance jusqu’ici, mais enfin si par impossible quelqu’un devait s’en tirer et que ce fût vous, je vous demanderais de revenir par ici et de voir ce qu’il en sera de moi, si je suis mort ou vif. Si je suis mort, par charité chrétienne et au nom de la Sainte Trinité, je vous prie que vous ayez pitié de cette pucelle, que vous la protégiez de la honte et de la misère ; car Dieu ne fit ni ne voulut faire femme plus loyale, plus généreuse, plus courtoise, ni mieux enseignée. Je crois qu’elle est bien affligée pour moi, et elle a raison, car elle me voit près de la mort.
Messire Gauvain lui accorde ce qu’il demande. S’il n’a l’excuse d’une prison ou d’un autre fâcheux contretemps, il reviendra s’enquérir de lui et il donnera à la pucelle tout l’appui qu’il pourra.
Il les quitte et poursuit son chemin par champs et par bois. Il voit enfin un château fort, de noble aspect et si riche que tous les trésors de Pavie eussent à peine pu le payer. D’un côté un port où flottaient des navires, de l’autre un vignoble et une belle forêt avec de plaisants sous-bois. En contrebas coulait la rivière, qui allait rejoindre la mer en longeant les murs, car une bonne muraille ceignait le château et le bourg.
Messire Gauvain passe un pont et entre au château ; arrivé en haut, au point le plus fort de la place, il aperçoit en un pré sous un orme une pucelle qui mirait son visage, d’une blancheur de neige. Un étroit cercle d’or couronnait ses cheveux. Messire Gauvain met son cheval à l’amble et l’éperonne.
– Doucement, sire, lui crie-t-elle, un peu de mesure ! Vous allez trop vite : l’amble s’accommode mal d’une telle hâte. Et bien fou qui se travaille là où il n’y a rien à gagner.
– Soyez bénie de Dieu, pucelle, dit messire Gauvain. Et ditesmoi, belle amie, quelle était votre idée : vous étiez bien pressée de me crier « mesure », et vous ne saviez pourquoi.
– Au contraire, chevalier, je le savais fort bien, car je lisais dans votre pensée.
– Et qu’y lisiez-vous ?
– Que vous vouliez me prendre et me porter en bas d’ici, sur le col de votre cheval.
– Vous avez deviné juste, demoiselle.
– Vous voyez bien. Mais au diable qui se permit pareille pensée, et toi, ne songe plus à me hisser sur ton cheval. Je ne suis pas de ces follettes dont se divertissent les chevaliers et qu’ils juchent sur leur monture, quand ils s’en vont à leur chevalerie. Moi, tu ne m’emporteras, pas. Et pourtant, si tu en avais la vaillance, tu pourrais m’emmener avec toi. Mais il faudrait s’en donner la peine, car tu aurais premièrement à me ramener mon palefroi du fond de ce jardin qui est là-bas. Et alors je m’en irais avec toi, jusqu’à ce que malheur et ennui, chagrin et deuil et affliction t’accueillent en ma compagnie.
– Pas d’autre condition requise que du courage, belle amie ?
– Pas d’autre, à mon avis.
– Ah mais ! Et mon cheval, demoiselle, où le laisser, si j’y vais ? Car de passer avec lui cette planche que je vois là-bas, nul moyen.
– Certes non, sire. Mais donnez-le-moi, et vous passerez à pied. Je garderai votre cheval, tant qu’il me sera possible. Mais hâtezvous, car je n’en pourrais mais, s’il refusait de se tenir tranquille et m’échappait, ou s’il m’était enlevé avant votre retour.
– Vous dites vrai. Eh bien ! si on vous le prend, soyez-en quitte, et s’il vous échappe, soyez-en quitte aussi : vous ne m’entendrez pas vous le reprocher d’un mot.
Il lui tend la bride de son cheval et s’en va, non sans se munir de toutes ses armes, en cas qu’il trouve au verger quelque malintentionné qui veuille retenir le cheval : alors il se peut qu’il ait à faire bruire son épée, mais il aura le palefroi ! II passe la planche et voit un grand amas de gens qui le regardent et s’écrient tout d’une voix
– Ah ! puisse le feu d’enfer te consumer, pucelle qui as fait tant de mal ! Maudite sois-tu, toi qui jamais ne pus aimer prud’homme et qui, hélas ! à maint bon chevalier as fait trancher la tête ! Chevalier qui veux emmener le palefroi, que ne sais-tu les maux qui t’attendent, si tu y mets la main ? Ah ! chevalier, pourquoi t’approchestu ? Certes tu ne le toucherais, si tu savais les grands maux et les peines cruelles qui t’adviendront, si tu l’emmènes.
Ainsi disaient tous et toutes, dans l’espoir qu’il renoncerait à son dessein et partirait sans le palefroi. Il les entend bien, mais ne se laissera pas effrayer. Il va toujours, saluant tous les groupes, et tous lui rendent son salut, comme s’ils voulaient témoigner par là leur angoisse et leur détresse.
Il arrive enfin au palefroi et s’apprête à le saisir au frein, car la bête était bridée et sellée, quand un grand chevalier, assis sous un olivier verdoyant, lui crie
– Chevalier, tu fais oeuvre vaine ; laisse le palefroi ; même d’y tendre le bout du doigt, ce serait présomption de ta part. Pourtant je ne veux pas te le disputer, si tu as bonne envie de le prendre. Mais je te conseille plutôt de t’en aller, car si tu t’en empares, tu trouveras ailleurs la route assez bien barrée.
– Voilà qui ne me retiendra pas, beau sire, dit messire Gauvain, car la pucelle qui se mire là-haut sous cet arbre m’envoie en cette quête, et si je ne lui ramenais son palefroi, que serais-je venu quérir ici ? Je serais honni en toutes terres comme un couard et un pleutre. - Oui, mais, beau frère, dit le grand chevalier, comment l’aventure finira-t-elle ? Car, par Dieu le père souverain à qui je voudrais rendre mon âme un jour, je ne vis jamais chevalier lui mettre la main à la bride pour l’emmener, comme tu fais, qu’il n’eût à payer sa folie de sa tête. C’est la triste fin que je redoute pour toi. Et si j’ai eu l’air de te crier halte, je n’y entendais nulle malice. Emmène le palefroi, si tu veux ; il n’est personne ici qui songe à s’y opposer. Mais si tu oses t’en aller avec lui, tu t’engages sur une voie où t’attendent tous les dangers. Regardes-y à deux fois, car c’est ta tête que tu risques.
Messire Gauvain sans répondre pousse devant lui le palefroi, dont la tête était mi-partie blanche mi-partie noire, et lui fait passer la planche : il la franchit aisément, en bête qui connaît les lieux et a traversé bien des fois déjà. Messire Gauvain le prend par ses rênes de soie et vient droit à l’arbre où la pucelle se mirait. Elle avait laissé glisser à terre son manteau et sa guimpe, pour qu’on pût mieux voir sa face et son corps. Messire Gauvain lui présente le palefroi tout sellé et lui dit
– Venez çà, pucelle, je vous aiderai à monter.
– Non, dit-elle. Puisse Dieu ne te laisser jamais conter en nul lieu où tu viendras que tu m’aies tenue en tes bras ! Si de ta main nue tu avais touché chose qui fût sur moi, et n’eusses-tu même fait que m’effleurer, je croirais être honnie. Le sort serait pour moi trop cruel, s’il était rapporté ou su que tu eusses touché mon corps. J’aimerais mieux qu’en cet endroit même on me tranchât le cuir et la chair jusqu’à l’os. Laisse-moi ce palefroi, et vite. Je monterai bien toute seule, et n’ai nul besoin de ton aide. Je prie Dieu qu’il me donne aujourd’hui de te voir dans l’état que je te souhaite, et quelle joie j’en aurais ! Va où tu voudras, mais ni à mon corps ni à mes vêtements tu ne toucheras de plus près. Je te suis fidèlement, jusqu’à l’heure où fondront sur toi, et par mon fait, le malheur et la honte. Et je serai là, n’en doute pas, pour jouir de ta déconvenue. Tu ne peux y échapper, non plus qu’à la mort.
Messire Gauvain écoute ces insultes, sans un mot. II lui donne son palefroi et reprend son cheval. Puis il se baisse pour ramasser le manteau et le lui mettre. La demoiselle, toujours prompte et hardie à outrager un chevalier, lui lance un regard et dit
– Vassal, que t’importent mon manteau ou ma guimpe ? Je ne suis pas si sotte de moitié que tu crois. Je ne désire nullement que tu te mêles de me servir. Tes mains ne sont pas assez nettes pour tenir quoi que ce soit qui vête mon corps ou entoure ma tête, ou qui touche à mes yeux, à mes lèvres, à mon front, à mon visage : il ferait beau voir pareille impudence. Ne plaise à Dieu le fils que jamais il me prenne envie de recourir à tes services !
La pucelle monte à cheval, noue sa guimpe ef s’enveloppe de son manteau, puis elle s’écrie
– Et maintenant, chevalier, allez où vous voudrez. Je m’attache à vos pas et ne vous quitterai avant d’avoir vu votre honte. J’en serai la cause, et ce sera avant la nuit, s’il plaît à Dieu.
Messire Gauvain se tait et se met en selle tout confus. Ils s’en vont. Tête basse, il chevauche vers le chêne où il a laissé la pucelle et le chevalier qui aurait si grand besoin d’un médecin. Messire Gauvain était lui-même expert dans l’art de guérir les plaies : il s’y connaissait mieux que nul autre. Il voit dans une haie une herbe très bonne pour calmer la douleur d’une blessure et il va la cueillir. II a tant chevauché qu’il aperçoit enfin la pucelle qui toujours menait son deuil. Dès qu’il la vit, elle lui dit
– Beau sire, je crois bien que le chevalier est mort : il n’entend plus rien.
Messire Gauvain descend et trouve qu’il avait le pouls très vif et les lèvres et la joue pas trop froides.
– Ce chevalier, dit-il, vit encore, pucelle. Soyez-en sûre, car il a bon pouls et bonne haleine. S’il n’a pas de blessure mortelle, je lui apporte une herbe qui aussitôt sentie, le soulagera, je crois, et calmera en partie la douleur de ses plaies. Il n’y a pas-de meilleure herbe en pareil cas, nous disent les livres : mise sur l’écorce d’un arbre malade mais non entièrement desséché, elle ferait reprendre la racine, et si bien que l’arbre pourrait pousser des feuilles et fleurir comme devant. Votre ami, ma demoiselle, n’aurait pas à craindre la mort, si on lui posait cette herbe sur ses plaies ; mais pour la faire tenir, il faudrait la lier avec une guimpe frès fine.
– Je vais vous donner la mienne, s’écrie la pucelle qui n’hésite pas, celle que j’ai sur ma tête, car je n’en ai pas d’autre.
Elle ôte sa blanche et délicate guimpe et la lui tend. Messire Gauvain la découpe tant bien que mal et en fait des bandes dont il se sert ensuite pour appliquer un pansement d’herbe sur toutes les plaies. La pucelle l’aide de son mieux.
Messire Gauvain ne bouge plus et attend. Enfin le chevalier soupire.
– Puisse Dieu, dit-il, récompenser qui m’a rendu la parole ! Car j’ai eu grand-peur de mourir sans confession. Déjà les diables en cortège étaient venus guetter mon âme. Avant que mon corps soit mis en terre, je voudrais bien être confès. Je sais un Chapelain non loin d’ici, si j’avais une monture, je lui irais conter mes péchés et recevoir la communion, après quoi je ne redouterais plus la mort. Rendezmoi un service : s’il ne vous déplait, donnez-moi le roncin de cet écuyer qui arrive au trot.
Messire Gauvain se retourne et voit venir un écuyer d’aspect peu engageant. Ses cheveux roux étaient emmêlés, raides et hérissés comme les soies d’un porc, les sourcils pareils, qui lui couvraient le visage et le nez jusqu’aux, moustaches, qu’il avait longues et entortillées ; pour le reste, bouche largement fendue, barbe épaisse, fourchue et frisée, la tête entre les épaules et la poitrine saillante. Messire Gauvain décide d’aller lui demander s’il peut avoir son cheval, mais auparavant il dit au chevalier
– Sire, pour Dieu, je ne sais qui est l’écuyer, mais je vous donnerais plutôt sept destriers, si je les avais, que son cheval, quel qu’il soit. - Sire, sachez bien qu’il n’en veut qu’à vous et vous nuira, s’il le peut.
Messire Gauvain se tourne alors vers l’écuyer - Où allez-vous ? demande-t-il.
L’autre, un vrai brutal, répond
– Vassal, qu’as-tu affaire de savoir où je vais, ni d’où je viens, ni par où je passe ? Va-t’en à la male heure.
Messire Gauvain lui rend à l’instant la monnaie de sa pièce. De sa paume grande ouverte il lui donne une bourrade ; comme son bras est armé et qu’il a grande envie de frapper fort, le coup est rude l’écuyer bascule et vide la selle, il veut se relever, chancelle, et retombe. Il se pâme neuf fois ou plus, et quand il réussit à se remettre sur pied
– Vassal, dit-il, vous m’avez frappé.
– C’est vrai, je t’ai frappé, et sans te faire beaucoup de mal. Toutefois je m’en repens, mais tu m’as dit de telles sottises...
– Eh bien ! je vous dirai encore le prix que vous aurez à payer pour m’avoir ainsi malmené. Vous perdrez le poing et le bras dont vous m’avez donné le coup. Ne comptez pas vous en tirer à moins.
A ce moment le chevalier, dont la tête s’était troublée, recouvre la parole et dit à messire Gauvain
– Laissez cet écuyer, beau sire, vous n’aurez de lui rien qui soit à votre honneur. Tournez-lui le dos, c’est la bonne façon. Mais amenez-moi son roncin, puis prenez soin de la pucelle que voùs voyez près de moi, sanglez son palefroi et aidez-lui à monter. Je ne veux plus rester ici, mais m’en irai, si je peux, sur le roncin : je n’aurai pas de cesse que je ne sois confès, communié et oint des saintes huiles. Messire Gauvain saisit le roncin et le remet au chevalier dont la vue vient de s’éclaircir et qui alors seulement voit son sauveur et le reconnaît. Messire Gauvain prend la demoiselle et, en galant et courtois chevalier, la met sur le palefroi norrois. Tandis qu’il est ainsi occupé, le chevalier s’empare de son cheval et, sautant en selle, le fait bondir çà et là par le terrain. Messire Gauvain ébahi le voit galoper par la colline et part d’un éclat de rire, mais tout en riant il lui dit
– Sire chevalier, sur ma foi, c’est une grande folie de faire caracoler mon cheval de la sorte. Descendez.et donnez-le-moi. Il pourrait vous en cuire assez vite, si vos plaies crevaient.
– Gauvain, plus un mot, crie le chevalier. Prends le roncin et estime-toi heureux. Quant au cheval, n’y compte plus. Je le retiens pour mon service. Désormais il est à moi.
– Comment ! Moi qui suis venu ici pour ton bien, et c’est le retour que j’en ai Écoute ! N’emmène pas mon cheval, ce serait trahison.
– Gauvain, je te déteste tant que, quoi qu’il m’en dût advenir, je voudrais te tirer le coeur hors du ventre et le tenir entre mes deux mains. - Ah ! dit monseigneur Gauvain, le vieux proverbe est toujours vrai : K Oignez vilain, il vous poindra. » Mais j’aimerais tout de même savoir pourquoi tu voudrais tenir mon coeur et pourquoi tu m’as volé mon cheval. Je ne songeais pas à te faire du mal, ni n’y ai songé de ma vie. Comment ai-je pu mériter une pareille indignité ? Je ne t’ai jamais vu, que je sache.
– Tu te trompes, Gauvain. Tu m’as vu déjà, en un lieu où tu me fis grand-honte. As-tu oublié celui que tu as forcé tout un mois à manger avec les chiens, les mains liées derrière le dos ? Grande sottise de ta part, sache-le, et qui explique ta honte de maintenant.
– Est-ce donc toi, Greorras, qui pris la demoiselle par force et en fis ta volonté ? Pourtant, tu savais bien qu’en la terre du roi Arthur les pucelles peuvent aller librement et sans crainte par le pays, sous la sauvegarde du roi lui-même. Non, je ne puis croire que tu m’en veuilles pour cela, ni que tu cherches à me nuire ; car je n’ai agi que par respect pour la droite justice qui a été établie par toute la terre du roi.
– La justice, Gauvain ? C’est toi qui t’es chargé de faire justice en mon cas, je ne l’ai pas oublié. En retour, il faut te résigner à souffrir la peine que je t’infligerai : j’emmène le Gringalet, ne pouvant tirer d’autre vengeance pour le moment. En échange, tu auras le roncin de l’écuyer : tu ne peux espérer mieux.
Là-dessus Greorras le quitte et s’élance après son amie qui s’en va à toute allure.
Et la mauvaise pucelle rit et dit à messire Gauvain
– Eh bien ! vassal, qu’allez-vous faire ? Certes, fol musard n’est pas mort : vous en êtes la preuve. Je sais bien que j’ai tort de vous suivre, mais allez où vous voudrez, toujours vous m’aurez à vos trousses. Et plût au ciel que le roncin que vous avez volé fût une jument ! Ce serait tout plaisir pour moi, sachez-le, car votre honte en serait pire.
Messire Gauvain enfourche le roncin, en homme qui n’a pas d’autre choix. La bête était bien laide : le col grêle, la tête grosse, larges oreilles flasques, et de vieillesse les dents telles qu’il s’en fallait de deux doigts qu’une lèvre ne touchât l’autre, les yeux troubles, les paturons glanduleux, les flancs durs et labourés par l’éperon, maigre croupe et longue échine, les rênes et la têtière du frein d’une mince corde, point de couverture sur une selle antique, les étriers si longs et si faibles qu’il n’ose s’y dresser.
– Ah ! certes, dit la moqueuse, tout est pour le mieux à l’heure qu’il est. Ce sera une joie d’aller partout où vous me mènerez. Je vous suivrai de grand coeur, et c’est bien juste, huit jours ou quinze jours bien comptés, ou même trois semaines ou un mois. Vous voilà enfin richement équipé : votre destrier est si fringant, et vous avez si bien la mine d’un vaillant chevalier qui s’apprête à conduire une pucelle ! Moi, je vais me donner du bon temps à voir vos belles aventures. Faites sentir un peu l’éperon à votre fier coursier, donnez-lui du champ et soyez sans crainte, car il dévore l’espace. Je vous suivrai, comme il est convenu, je ne vous quitterai, vous le savez, que quand je vous aurai vu honnir, et je n’attendrai pas en vain.
– Belle amie, vous direz ce qu’il vous plaira. Mais il ne convient pas qu’une demoiselle parle si méchamment d’autrui, dés qu’elle a passé dix ans. Elle doit être bien enseignée, courtoise et affable en ses manières.
– Chevalier, je n’ai cure de vos leçons. Taisez-vous et allez. Vous le pouvez aisément en cet équipage, qui est celui que je vous souhaitais.
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