mercredi 5 mai 2010, par
Tout le long du jour il suit sa voie, sans rencontrer créature terrestre, chrétien ou chrétienne, qui lui sache enseigner son chemin. Il ne cesse de prier Dieu, le souverain père, que, si c’est sa volonté, il lui donne de trouver sa mère pleine de vie et de santé. Il prie encore quand, à la descente d’une colline, il arrive à une rivière. Il regarde l’eau profonde et rapide et n’ose s’y engager.
– Ah ! Seigneur tout-puissant, s’écrie-t-il, si je pouvais passer cette eau, au-delà je trouverais ma mère, je crois, si elle vit encore. Il longe la rive, tant qu’il approche d’un rocher que l’eau vient baigner, lui barrant ainsi le passage. A ce moment il vit une barque qui descendait le courant ; deux hommes y étaient assis. Il reste immobile et les attend, espérant qu’ils viendraient jusqu’à lui. Mais ils s’arrêtent soudain au milieu de la rivière et ancrent solidement leur barque. Celui qui était à l’avant pêchait à la ligne et amorçait son hameçon d’un petit poisson guère plus gros qu’un menu vairon. Le chevalier, très embarrassé et ne sachant comment passer l’eau, les salue et leur dit - Seigneurs, enseignez-moi s’il y a gué ou pont en cette rivière. - Non, frère, répond le pêcheur, autant que je sache, à vingt lieues en amont ou en aval, ni non plus, croyez-moi, barque plus grande que la nôtre, qui ne porterait pas cinq hommes. Impossible donc de passer un cheval, faute de bac, de pont ou de gué.
– Au nom de Dieu, enseignez-moi, je vous prie, où je pourrai trouver un logis pour la nuit.
– Vous en auriez besoin en effet, d’un logis et d’autre chose. Eh bien ! c’est moi qui vous hébergerai ce soir. Montez par cette brèche ouverte dans la roche, et quand vous serez en haut, vous verrez devant vous, en un vallon, une maison où j’habite, près de la rivière et des bois.
Sans plus attendre, le chevalier pousse sa monture jusqu’au sommet de la colline, et là il regarde au loin devant lui, mais il ne voit rien que le ciel et la terre.
– Que suis-je venu quérir ? crie-t-il. La niaiserie et la sottise, sans doute. Que Dieu lui donne aujourd’hui male honte, à celui qui m’a envoyé ici 1 Vraiment il m’a mis sur la bonne voie, quand il m’annonce une maison visible du sommet ! Pêcheur qui m’as conté ces sornettes, tu as été bien déloyal si tu l’as fait pour me nuire.
Il a à peine achevé ces mots qu’il voit devant lui en un vallon la cime d’une tour qui émergeait. De là jusqu’à Barut on n’eût trouvé tour si belle ni si bien assise. Elle était carrée, bâtie de pierre bise et flanquée de deux tourelles. La salle était en avant de la tour et tes loges en avant de la salle.
Le valet dévale de ce côté. « Il m’a conduit à bon port, pense-t-il, celui qui m’a envoyé là. » Il se loue du pêcheur maintenant, et dès qu’il sait où héberger, ne le traite plus de tricheur, de déloyal et de menteur. Tout content il s’en va vers la porte par un pont-levis qu’il trouve baissé. A peine s’y est-il engagé qu’il voit venir à sa rencontre quatre valets. Deux lui enlèvent son armure, le troisième emmène son cheval et lui donne fourrage et avoine, le quatrième lui met sur les épaules un manteau d’écarlate tout neuf et frais. Puis ils le conduisent jusqu’aux loges. D’ici à Limoges on n’en eût su trouver d’aussi belles. Le valet s’y arrête, jusqu’à ce que le seigneur l’envoie chercher par deux de ses serviteurs. Il les suit. Au milieu de la grande salle carrée il voit assis sur un lit un beau prud’homme aux cheveux presque blancs. Sur sa tête un chaperon d’une zibeline noire comme mûre où s’enroulait un tissu de pourpre ; la robe à l’avenant. Il était penché sur son coude ; devant lui, entre quatre colonnes, un grand feu de bûches sèches jetait une flamme claire ; quatre cents hommes auraient pu se chauffer autour, et la place ne leur eût pas manqué. Les hautes et fortes colonnes qui soutenaient la cheminée étaient d’airain massif. Devant le seigneur parait le valet encadré de ses deux guides.
Aussitôt le seigneur salue son hôte et lui dit
– Ami, vous ne m’en voudrez pas si je ne me lève pour vous faire honneur, mais mes mouvements ne sont pas très libres.
– Au nom de Dieu, sire, ne vous en souciez. C’est très bien ainsi. Le prud’homme pourtant s’en soucie assez pour se soulever péniblement sur sa couche.
– Ami, dit-il, approchez-vous sans crainte, et asseyez-vous tout près de moi, je vous l’ordonne.
Le valet s’assoit.
– Ami, dit le prud’homme, d’où venez-vous aujourd’hui ?
– Sire, dit-il, je suis parti ce matin d’un château qui s’appelle Beaurepaire.
– Dieu me garde, vous avez eu une longue journée aujourd’hui. Vous êtes sûrement parti ce matin avant que le guetteur ait corné l’aube.
– Non, sire, il était déjà prime sonnée, je vous l’assure.
Tandis qu’ils causaient ainsi, par la porte de la maison entre un valet, une épée pendue à son col. Il la tend au seigneur. Celui-ci la tire à demi du fourreau et voit bien où elle fut faite, car c’était écrit sur l’épée. Il voit aussi qu’elle était d’un acier si dur qu’elle ne pourrait se briser, sauf en un unique péril que seul savait celui qui l’avait forgée et trempée. Le valet qui l’avait apportée dit
– Sire, la blonde pucelle, votre nièce, la belle, vous envoie ce présent. Jamais vous ne vîtes épée plus légère pour sa taille. Vous la donnerez à qui il vous plaira, mais ma dame serait heureuse si elle venait aux mains de qui saurait s’en servir. Celui qui la forgea n’en fit que trois, et il mourra, si bien qu’il ne pourra jamais en forger une autre après celle-ci.
Sur-le-champ le seigneur la remet au jeune étranger, la tendant par les attaches qui valaient un trésor ; le pommeau était d’or, du plus fin d’Arabie ou de Grèce, le fourreau d’orfroi de Venise. Telle qu’elle est, il lui en fait don
– Beau sire, cette épée vous fut destinée, et je désire que vous l’ayez. Ceignez-la et regardez-la.
Le valet l’en remercie et la ceint, de façon à laisser un peu de jeu au baudrier. Puis il l’a tirée nue hors du fourreau et, quand il l’eut un peu tenue à la main, il la remit au fourreau. Sachez qu’elle lui seyait merveilleusement au côté et plus encore au poing. Et il avait bien l’air d’un homme qui saurait en jouer en vrai baron.
Il confie l’épée au valet qui gardait ses armes, debout avec d’autres, autour du feu clair, et va se rasseoir près du bienveillant seigneur. Des flambeaux illuminaient la salle d’une telle clarté qu’on ne pourrait trouver au monde un hôtel éclairé plus brillamment. Tandis qu’ils causent à loisir, parait un valet qui sort d’une chambre voisine, tenant par le milieu de la hampe une lance éclatante de .blancheur. Entre le feu et le lit où siègent les causeurs il passe, et tous voient la lance et le fer dans leur blancheur. Une goutte de sang perlait à la pointe du fer de la lance et coulait jusqu’à la main du valet qui la portait. Le nouveau venu voit cette merveille et se raidit pour ne pas s’enquérir de ce qu’elle signifie. C’est qu’il lui souvient des enseignements de son maître en chevalerie : n’a-t-il pas appris de lui qu’il faut se garder de trop parler ? S’il pose une question, il craint qu’on ne le tienne à vilenie. Il reste muet.
Alors viennent deux autres valets, deux fort beaux hommes, chacun en sa main un lustre d’or niellé ; dans chaque lustre brûlaient dix cierges pour le moins. Puis apparaissait un Graal, que tenait entre ses deux mains une belle et gente demoiselle, noblement parée, qui suivait les valets. Quand elle fut entrée avec le Graal, une si grande clarté s’épandit dans la salle que les cierges pâlirent, comme les étoiles ou la lune quand le soleil se lève. Après cette demoiselle en venait une autre, portant un tailloir d’argent. Le Graal qui allait devant était de l’orle plus pur ; des pierres précieuses y étaient serties, des plus riches et des plus variées qui soient en terre ou en mer ; nulle gemme ne pourrait se comparer à celles du Graal. Tout ainsi que passa la lance devant le lit, passèrent les demoiselles pour disparaître dans une autre chambre. Le valet vit leur cortège et, fidèle à la leçon du sage prud’homme, n’osa demander qui l’on servait de ce Graal. Je crains que les choses ne se gâtent, car j’ai ouï conter que parfois trop se taire ne vaut guère mieux que trop parler. Qu’il lui en vienne heur ou malheur, le valet garde le silence.
Le seigneur commande de donner l’eau et de mettre les nappes. Les serviteurs obéissent. Pendant que le seigneur et le valet lavent leurs mains dans une eau chauffée à point, deux valets apportent une large table d’ivoire, toute d’une pièce, et la tiennent un moment devant le seigneur et son hôte, tandis que les autres valets apportent deux tréteaux dont le bois a un double mérite : étant d’ébène il a la durée, et on s’efforcerait en vain de le brûler ou de le faire pourrir ce sont là deux dangers qui ne sauraient l’atteindre. Sur ces tréteaux la table est posée et sur la table on met la nappe. Que dire de cette nappe ? Légat, ni cardinal, ni pape ne mangera jamais sur une plus blanche. Le premier mets est d’une hanche de cerf assaisonné au poivre et cuit dans sa graisse. Il ne leur manque ni vin clair ni râpé qu’ils boivent dans une coupe d’or. Un valet tranche la hanche de cerf sur un tailloir d’argent et place les morceaux sur un large gâteau.
Par-devant les convives passe une seconde fois le Graal, et le valet ne demande pas qui l’on en sert. Il pense au prud’homme qui si gentiment le mit en garde contre le trop parler, et l’avis est toujours présent à sa mémoire. Mais il se tait plus qu’il ne convient. Car à chaque nouveau mets qu’on place devant eux, il voit repasser devant lui le Graal tout découvert, et il ne sait toujours pas qui l’on en sert, Non qu’il ne désire le savoir. Mais il sera temps de le demander, pense-t-il, à un des valets de la cour, quand il prendra congé au matin du seigneur et de tous ses gens. Ainsi il remet sa question au lendemain et en attendant fait honneur au repas.
La table est servie à profusion de tous les mets qui font l’ordinaire des rois, des comtes et des empereurs, et les vins sont des plus choisis et des plus plaisants. Après le repas, tous deux passèrent la veillée à causer, tandis que les valets dressent les lits et apprêtent le fruit pour le coucher : dattes, figues et noix muscades, girofle et grenades, électuaire pour la fin, et encore pâte au gingembre d’Alexandrie, gelée aux aromates. Après quoi ils burent de maints breuvages, vin au piment où il n’y avait ni miel ni poivre, et bon vin de mûre, et clair sirop.
Le valet s’émerveille : il n’était pas habitué à ce régime. Enfin le prud’homme lui dit : Ami, il est l’heure du coucher ; si vous le permettez, je vais retrouver mon lit dans ma chambre, et vous dormirez ici, quand il vous conviendra. Je n’ai nul pouvoir sur mon corps et il faut qu’on m’emporte.
Aussitôt quatre sergents robustes sortent d’une chambre et saisissent aux quatre coins la courtepointe sur laquelle il était étendu et le convoient ainsi dans sa chambre. Avec l’étranger étaient restés des valets pour le servir et prendre soin de lui. Quand il lui plut, ils le déchaussèrent, le dévêtirent et le mirent au lit dans des draps blancs de lin fin.
II dormit jusqu’à l’aube du jour. Déjà la maisnie était sur pied, mais quand il ouvrit les yeux, il ne vit personne près de lui. Il semble qu’il aura à se lever tout seul, bon gré mal gré. Il en prend son parti, et sans attendre d’autre aide il se lève et se chausse, puis va prendre ses armes qu’il trouve au bout de la table, où on les avait apportées. Quand il est de tout point équipé, il va par-devant les huis des chambres qu’il avait vus ouverts la veille ; mais il perd son temps, car toutes les portes sont fermées et bien fermées. II appelle, heurte et frappe tant et plus. Rien ne s’ouvre, pas un mot de réponse.
Las d’appeler, il s’en va à l’huis de la salle ; le trouve ouvert et descend les degrés jusqu’en bas. Il voit son cheval tout sellé, sa lance et son écu appuyés au mur. Il se met en selle, inspecte toutes les cours personne ; ni sergent, ni écuyer, ni valet : Il pousse droit à la porte du château. Le pont-levis est baissé : on n’avait pas voulu que rien le retint,’ à quelque heure que ce fût, quand il voudrait partir. Il en juge autrement : sans doute les valets sont allés dans la forêt visiter leurs cordes et leurs pièges. II ira après eux, et peut-être y en aura-t-il un pour lui dire où on porte le Graal et pourquoi la lance saigne. Il passe par la porte, mais avant qu’il ait franchi le pont, il sent que les pieds de son cheval partent vers le haut ; la bête fait un bond, et si elle n’eût si bien sauté, coursier et cavalier se trouvaient en fâcheuse posture. Le valet se retourne pour voir ce qui se passait et s’aperçoit qu’on avait levé le pont. Il appelle, nul ne répond.
– Dis-moi, crie-t-il, toi qui as levé le pont, parle un peu. Où es tu ? Je ne te vois pas. Montre-toi ; car je voudrais bien te poser une question.
Vaines et folles paroles, nul ne veut lui répondre. Il gagne la forêt et remarque dans un sentier des traces toutes fraîches de chevaux qui avaient passé par là.
– Ah ! s’écrie-t-il, je crois qu’ils sont allés de ce côté, ceux que je cherche.
Et alors il se lance par le bois, toujours suivant les traces. Soudain il aperçoit une pucelle sous un chêne, qui crie et pleure et se lamente - Hélas, dit-elle, malheureuse que je suis ! En quelle heure funeste je suis née ! Maudite soit cette heure et celle où je fus engendrée !
Jamais encore je n’ai eu pareil sujet de courroux. Plût à Dieu que je ne visse pas devant moi mon ami mort ! Dieu aurait mieux fait de le laisser vivre et de me faire mourir, moi. Ah ! la mort me frappe bien cruellement. Pourquoi a-t-elle pris son âme plutôt que la mienne ? Quand je vois mort l’être que j’aimais le plus au monde, que me vaut de rester ici ? Sans lui, certes, il ne me chaut de ma vie ni de mon corps. Puisse mon âme partir, elle aussi, afin qu’elle soit la chambrière et la compagne de la sienne, si la sienne daigne l’accepter ! Ainsi la pucelle menait son deuil d’un chevalier qu’elle tenait sur elle et qui avait la tête tranchée. Le valet s’approche et la salue. Elle lui rend son salut, baissant la tête et sans interrompre ses plaintes.
– Demoiselle, qui a tué ce chevalier que vous tenez sur vos genoux ?
– Beau sire, un chevalier l’occit ce matin même. Mais je m’émerveille de ce que je vois. On pourrait chevaucher, comme tous le savent bien, vingt-cinq lieues dans la direction dont vous venez sans rencontrer un hôtel qui fût loyal, bon et sain. Et pourtant votre cheval a les flancs si unis et le poil si lustré que, si on l’eût lavé, étrillé et pourvu d’une litière de foin et d’avoine, il n’aurait pas le ventre plus plein ni le poil mieux peigné. Et vous-même m’avez tout l’air d’avoir passé une nuit bien reposante dans une maison bien garnie.
– Sur ma foi, belle, j’ai eu toutes les aises et tout le repos qu’on peut souhaiter, et s’il y paraît, c’est à bon droit. Et ce n’est pas loin d’ici : qui pousserait un grand cri à l’endroit où nous sommes, on l’entendrait fort bien là où j’ai été hébergé cette nuit. Vous n’avez guère couru le pays et vous n’en connaissez pas tous les détours. Sachez que j’ai été accueilli dans un hôtel comme jamais je ne l’avais été encore. - Ah ! sire, vous fûtes donc l’hôte du riche Roi Pêcheur ?
– Pucelle, par le Sauveur, je ne sais s’il est pêcheur ou roi, mais il est très riche et très courtois, c’est tout ce que je puis vous dire, sauf que, hier soir assez tard, j’aperçus deux hommes dans une barque qui glissait doucement sur l’eau : l’un des deux ramait, l’autre pêchait à la ligne. C’est ce dernier qui m’enseigna sa maison et m’y reçut pour la nuit.
– Beau sire, il est roi, soyez-en sûr, mais il fut blessé en une bataille et mutilé, de telle sorte qu’il perdit l’usage de ses jambes c’est un coup de javelot dans les hanches qui l’a mis en cet état. Il en souffre encore, et tellement qu’il ne peut monter à cheval. Quand il veut se distraire, il se fait mettre en une barque et s’en va sur l’eau pêchant à l’hameçon : c’est pourquoi on l’appelle le Roi Pêcheur. Il ne peut supporter aucun autre exercice. Impossible de chasser dans les champs ou au bord des rivières. Mais il a ses fauconniers et aussi ses archers et ses veneurs qui vont tirer de l’arc en forêt. C’est pourquoi il se plait tant ici ; dans tous ses domaines, il ne saurait trouver un endroit qui lui convienne mieux, et il y a fait bâtir une demeure digne du puissant roi qu’il est.
– Demoiselle, sur ma foi, vous ne vous trompez pas. Hier soir j’en ai eu grand-merveille : dès que je vins devant lui, comme je me tenais un peu à l’écart, il me fit approcher et asseoir tout à côté de lui, et me pria de ne pas le tenir à orgueil s’il ne se levait pour me faire honneur, car il n’en avait ni la commodité ni le pouvoir. Je m’allai donc asseoir à son côté.
– Certes, c’est grand honneur qu’il vous fit là. Or dites-moi si vous vîtes la lance dont la pointe saigne, bien qu’il n’y ait chair ni veine.
– Si je la vis ? Certes oui.
– Et demandâtes-vous pourquoi elle saignait ?
– Je ne soufflai mot.
– Dieu ! Sachez que vous avez mal fait. Et vites-vous le Graal ?
– Oui bien :
– Qui le tenait ?
– Une pucelle.
– D’où venait-elle ?
– D’une chambre.
– Et où s’en allait-elle ?
– En une autre chambre où elle entra.
– Nul allait-il devant le Graal ?
– Oui.
– Qui ?
– Deux valets, sans plus.
– Que tenaient-ils en leurs mains ?
– Un lustre tout plein de cierges.
– Et après le Graal, qui venait ?
– Une autre pucelle. - Que tenait-elle ?
– Un petit tailloir d’argent.
– Demandâtes-vous à ces gens où ils allaient ainsi ?
– Pas une parole ne sortit de ma bouche.
– Ah Dieu ! Nous en vaudrons pis. Comment avez-vous nom, ami ?
Et lui, qui ne savait son nom, le devine et répond qu’il s’appelait Perceval le Gallois. Il ne sait s’il dit vrai ou non, mais il disait vrai, bien qu’il n’en sût rien.
Quand la.demoiselle l’entendit, elle se dressa vivement devant lui et lui dit comme courroucée
– Ton nom est changé, bel ami.
– Et quel est-il maintenant ?
– Perceval l’infortuné. Ah ! malheureux Perceval, comme il t’est mésavenu de n’avoir pas posé ces questions. C’eût été un tel bienfait pour le bon roi infirme qu’il eût retrouvé l’usage de ses jambes et eût été désormais capable de gouverner sa terre. Et quel service rendu à tous les autres ! Mais maintenant sache qu’il. en coûtera cher à autrui et à toi. Et c’est ton péché qui en est la cause, car tu as fait mourir ta mère de douleur. Je te connais mieux que tu ne me connais : tu ne sais pas qui je suis. Pourtant je fus élevée avec toi chez ta mère où je demeurai longtemps. Je suis ta cousine germaine et tu es mon cousin germain. Et je n’ai pas moins de chagrin de savoir que tu aies négligé d’apprendre ce qu’on fait du Graal et où on le porte, que d’avoir vu mourir ta mère et ce chevalier que j’aimais de toute ma tendresse, lui qui m’appelait sa chère amie et qui m’aimait aussi comme un preux et loyal chevalier.
– Ah ! cousine, si vous m’avez dit vrai de ma mère, comment le savez-vous ?
– Comment ne le saurais-je pas ? Je l’ai vu mettre en terre.
– Alors, que Dieu le miséricordieux ait pitié de son âme ! Vous m’avez conté une bien douloureuse histoire. Mais puisqu’elle est mise en terre, qu’irais-je quérir plus avant ? Je n’y allais que pour la voir. Il me faut prendre une autre route maintenant. Mais si vous vouliez venir avec moi, je le voudrais bien aussi. Il a fini de vous servir, le mort qui est étendu ici, je vous l’assure. Les morts avec les morts, les vivants avec les vivants ! Allons-nous-en tous deux, vous et moi. II me semble que vous faites folie de veiller ici toute seule près d’un mort. Mieux vaut poursuivre celui qui l’a tué. Et je vous le promets et vous engage ma foi : si je puis l’atteindre, ou il me réduira à merci ou c’est moi qui lui ferai crier grâce.
– Bel ami, dit la pucelle, qui ne peut refréner sa grande douleur, je ne pourrais certes m’en aller avec vous, ni partir de lui avant que je l’eusse enterré. Si vous m’en croyez, vous prendrez ce chemin empierré que vous apercevez d’ici. C’est par là que s’en alla le chevalier félon et cruel qui m’a occis mon doux ami. Non que je veuille vous envoyer après lui, et pourtant je lui souhaite autant de mal que si c’était moi qu’il eût tuée. Mais où prîtes-vous cette épée qui vous pend au côté gauche et qui jamais encore n’a versé une goutte de sang ni n’a été tirée en un danger ? Je sais bien où elle fut faite et qui la forgea. Gardez que vous n’y mettiez votre confiance : elle vous trahira, tout certainement, quand vous viendrez à la bataille, car elle volera en pièces.
– Belle cousine, c’est une des nièces de mon bon hôte qui la lui envoya hier soir.. Il me la donna et j’y vis un beau présent. Mais si ce que vous dites est vrai, vous m’inquiétez fort. Or dites-moi, si vous le savez, s’il arrivait qu’elle se brisât, serait-il possible de la refaire jamais ?
– Oui, mais il y faudrait de la peine. Qui saurait se frayer une route jusqu’au lac de Cotoatre, pourrait l’y faire forger et tremper à nouveau. Si l’aventure vous mène de ce côté, c’est chez Trébuchet, le forgeron, qu’il faut aller, car c’est lui qui la fit et la refera, ou jamais elle ne sera refaite par qui que ce soit. Mais qu’aucun autre n’y mette la main, il ne saurait y réussir.
– Certes, si elle se rompt, j’en serais bien fâché.
Il s’en va et la pucelle, qui ne veut pas se séparer du corps de son ami, reste seule, toute à son chagrin.
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