samedi 22 octobre 2005, par
Avant que l’on n’ait pu t’en détourner.
A présent nous pouvons rentrer,
Car nous ferions une grande bêtise
Si nous persistions à les suivre plus avant."
Et l’autre répond : "Je le veux bien :
Les prendre en filature ne nous vaudrait rien.
Puisque vous le voulez, faisons demi-tour !"
En acceptant de retourner, il a fait acte de grande sagesse.
Et sur ces entrefaites, la demoiselle
Accompagne, à ses côtés, tout près, le Chevalier,
Car elle veut s’entendre avec lui.
Et elle veut, de lui, apprendre son nom ;
Elle insiste pour qu’il le lui dise -
Elle le supplie plus d’une fois -
Jusqu’à ce que, par lassitude, il lui dise :
"Ne vous ai-je pas dit que je suis
Du royaume du roi Artur ?
Par la foi que je dois à Dieu et à Sa toute-puissance,
Vous ne saurez rien de mon nom !"
Alors elle lui demande de lui accorder
Son congé, et elle retournera sur ses pas ;
Et il le lui accorde bien volontiers.
La demoiselle s’en va aussitôt,
Et lui, jusqu’à très tard,
A chevauché sans compagnie.
Après vêpres, à l’heure de complies,
Pendant qu’il gardait son chemin,
Il vit un chevalier qui revenait
Du bois où il avait chassé.
Il venait, le heaume lacé,
Et la venaison,
Que Dieu lui avait donnée, était chargée
Sur un grand cheval de chasse couleur gris fer.
Bien rapidement le vavasseur
Arrive au-devant du Chevalier,
Et il le prie d’accepter son offre de l’héberger :
"Sire, fait-il, il sera bientôt nuit ;
Il est temps à présent de chercher un gîte,
Et vous devrez, raisonnablement, le faire ;
Et j’ai une maison à moi,
Ici près, où je vous amènerai tout de suite.
Jamais nul ne vous reçut mieux que moi je ne le ferai
Avec ce que j’ai de meilleur à ma disposition,
Et si vous acceptez, j’en serai très heureux.
- Et moi aussi, je serai très heureux," fait l’autre.
Il envoie son fils en avant,
Le vavasseur, aussitôt,
Afin de rendre l’hôtel accueillant
Et pour hâter les préparatifs du repas.
Et sans s’attarder, le valet
Accomplit son ordre,
Avec bonne volonté et allègrement,
Et il s’en va à vive allure.
Et ceux qui n’ont guère envie de se presser
Ont continué leur chemin
Jusqu’à ce qu’ils soient arrivés au logis.
Le vavasseur avait pour femme
Une dame bien polie,
Et cinq fils qui lui étaient très chers -
Trois valets et deux chevaliers -
Et deux filles gracieuses et belles,
Non mariées encore.
Ils n’étaient pas nés dans ce pays,
Mais ils y étaient enfermés
Et maintenus en état de captivité
Depuis très longtemps, ils étaient
Nés dans le royaume de Logres.
Le vavasseur a amené
Le Chevalier chez lui, dans la cour,
Et la dame accourt à leur rencontre,
Et ses fils et ses filles se précipitent également ;
Tous s’offrent à le servir,
Et ils le saluent et l’aident à descendre.
De leur maître font peu de cas
Les soeurs ou les cinq frères,
Car ils savaient bien que leur père
Voulait qu’ils fissent ainsi.
Ils lui font tous les honneurs et un accueil chaleureux ;
Et quand ils l’eurent désarmé,
Une des filles de son hôte,
Le revêt de son manteau
Qu’elle lui met au col après l’avoir ôté du sien.
S’il fut bien servi pendant le souper,
De cela je ne veux point parler à présent ;
Après que le repas eut touché à sa fin,
Aucune résistance ne fut opposée
A ce qu’on parlât de nombreux sujets.
En premier lieu, le vavasseur
Commença à s’enquérir de son invité afin de savoir
Qui il était, et de quelle terre,
Mais il ne lui demanda pas son nom.
Et celui-ci répond sans se faire attendre :
"Je suis du royaume de Logres,
Jusqu’à présent je n’ai jamais été dans ce pays."
Et quand le vavasseur l’entend,
Il s’émeut et s’inquiète,
Ainsi que sa femme et tous ses enfants -
Pas un seul qui ne ressente une vive douleur :
Ils se mettent alors à lui dire :
"Que votre malheur est grand, beau doux sire,
Et combien votre sort est peu enviable !
Vous serez donc tout à fait comme nous
Réduit au servage et à l’exil.
- Et d’où êtes-vous donc ?, fait-il.
- Sire, nous sommes de votre terre.
Dans ce pays, il y a maint prud’homme
De votre terre en esclavage.
Maudite soit pareille coutume
Et maudits soient ceux qui la maintiennent !
Car nul étranger ne vient ici
Sans se voir contraint de rester
Retenu dans cette terre ;
Quiconque le désire peut entrer ici,
Mais il faut qu’il y reste.
Il en va désormais de même pour vous :
Vous ne sortirez plus d’ici, je pense.
- Si, je le ferai, fait-il, s’il est en mon pouvoir."
Alors le vavasseur lui dit :
"Comment ? Vous croyez-vous vraiment capable de partir ?
- Oui, s’il plaît à Dieu ;
Je ferai tout mon possible pour réussir.
- Alors les autres partiraient sans crainte
Tous, indemnes et libres,
Car dès qu’un seul, de plein droit,
Sortira de cette prison,
Tous les autres, sans faute,
Pourront en sortir sans qu’on tente de les en empêcher."
Alors le vavasseur se rappelle
Qu’on lui avait dit et conté
Qu’un chevalier de grande valeur
Pénétrait à toute force dans le pays
A cause de la reine que tenait
Captive Méléagant, le fils du roi ;
Et il dit : "Très certainement, je pense et je crois
Que c’est bien lui ; je lui dirai donc."
Il lui dit alors : "Ne me cachez jamais rien,
Sire, de la tâche que vous vous êtes fixée,
Et, en échange, je vous conseillerai
Le mieux que je le pourrai.
Moi-même j’aurai avantage
A ce que vous puissiez la mener à bien.
Révélez-m’en la vérité
Pour votre bien et pour le mien.
Dans ce pays, je le crois bien,
Vous êtes venu à cause de la reine,
Au milieu de ce peuple de mécréants
Qui sont pires que les Sarrasins."
Et le Chevalier lui répond :
"Je ne suis venu ici pour rien d’autre au monde.
Je ne sais point où l’on tient enfermée ma dame,
Mais j’entends la délivrer,
Et j’ai grand besoin de conseils.
Conseillez-moi, si vous en êtes capable."
Et l’autre dit : "Sire, vous avez emprunté
Un chemin des plus ardus.
La voie où vous vous êtes engagé vous mène
Tout droit au Pont de l’Epée.
Il vous serait utile de prendre les conseils au sérieux :
Si vous vouliez m’en croire, vous iriez
Au Pont de l’Epée
Par une voie plus sûre,
Et je vous y ferai guider."
Et celui qui désire le chemin le plus court
Lui demande : "Cette route est-elle
Aussi droite que celle-ci ?
- Non, fait-il, elle est au contraire
Plus longue, mais elle est plus sûre."
Et l’autre dit : "Je me moque de cela ;
Mais renseignez-moi sur celle-ci,
Car je suis tout prêt à la suivre.
- Sire, vraiment vous n’y gagnerez pas :
Si vous allez par là,
Demain vous arriverez à un passage
Où bientôt vous pourrez subir un dommage
Et qui a pour nom le Passage des Pierres.
Voulez-vous donc que je vous dise
Combien ce passage est mauvais ?
Ne peut y passer qu’un seul cheval ;
Côte à côte ne le franchiraient pas
Deux hommes, et la traversée est fort
Bien gardée et bien défendue.
L’accès ne vous en sera point accordé
Dès que vous y arriverez ;
Vous y recevrez maint coup d’épée et de lance
Et vous en donnerez aussi beaucoup
Avant de pouvoir passer de l’autre côté."
Et quand il lui eut tout raconté,
Un chevalier s’avance
- C’était un des fils du vavasseur -
Et dit : "Sire, avec ce seigneur
Je m’en irai, si cela ne vous déplaît pas."
Ensuite, un des valets se lève,
Et dit : "J’irai moi aussi."
Et le père donne très volontiers
Son accord à tous les deux.
Ainsi le Chevalier ne s’en ira-t-il
Point seul, et il les en remercie,
Car il apprécie beaucoup leur compagnie.
Les paroles touchent alors à leur fin,
Ils emmènent le Chevalier se coucher ;
Il dormit, car il avait envie de le faire.
Aussitôt qu’il put voir le jour,
Il se lève d’un bond, et ceux-mêmes le voient
Qui devaient aller avec lui ;
A leur tour ils se sont levés.
Les chevaliers ont revêtu leur armure
Et, ayant pris congé, ils s’en vont ;
Et le valet s’est mis à leur tête,
Et ensemble ils suivent si bien leur chemin
Qu’ils arrivent au Passage des Pierres
Tout droit, à l’heure de prime.
Il y avait au milieu une bretèche
Où en tout temps se tenait un homme.
Avant qu’ils ne puissent s’approcher de près,
Celui qui fut sur la bretèche
Les voit et crie très fort :
"C’est un ennemi qui vient ! C’est un ennemi qui vient !"
Voici alors qu’apparaît, monté à cheval,
Un chevalier sur la bretèche,
Vêtu d’une armure toute neuve,
Et de chaque côté, des sergents
Qui portaient des haches affilées.
Et lorsqu’il arrive au passage,
Celui qui le garde lui reproche
Très injurieusement la charrette,
Et dit : "Vassal, c’est un acte bien hardi
Que tu as commis, et tu agis en parfait simple d’esprit
En entrant de la sorte dans ce pays.
L’homme n’a point à se présenter ici
Qui a fait l’expérience de la charrette -
Que Dieu ne t’accorde jamais d’en profiter !"
L’un fonce sur l’autre avec tout l’élan
Dont leurs chevaux furent capables ;
Et celui qui doit garder le passage
Brise hardiment sa lance
Et en laisse tomber les tronçons ;
Et l’autre lui assène un coup à la gorge
Juste au-dessus de la panne
De l’écu, si bien qu’il le renverse
Et l’abat, les pieds en l’air, sur les pierres ;
Armés de leurs haches, les sergents se lancent
Dans la mêlée, mais c’est exprès qu’ils le manquent,
Car ils n’ont aucun désir de lui faire du mal,
Ni à lui ni à son cheval.
Et le Chevalier s’aperçoit bien
Qu’ils ne veulent lui nuire en rien
Et n’ont aucun désir de lui faire du mal.
Aussi ne songe-t-il pas à tirer son épée,
Choisissant plutôt de traverser sans discussion le passage
Avec, derrière lui, ses compagnons.
Et l’un d’eux dit à l’autre
Qu’il n’avait jamais vu pareil chevalier,
Que nul autre n’était comparable à lui.
"N’a-t-il donc pas fait preuve d’une merveilleuse prouesse
En réussissant à forcer ce passage ?
- Beau frère, pour l’amour de Dieu, rassemble toutes tes forces,
Dit le chevalier à son frère cadet,
Et va rejoindre notre père ;
Raconte-lui cette aventure."
Mais le valet proclame et jure
Qu’il n’ira point dire quoi que ce soit,
Qu’il ne quittera jamais
Ce Chevalier avant d’être adoubé
Et fait chevalier par lui ;
Que l’autre s’en aille porter la nouvelle
S’il y tient à ce point.
Ensemble ils reprennent tous les trois leur chemin
Jusqu’après l’heure de none ;
Vers cette heure-là ils ont trouvé un homme
Qui leur demande qui ils sont,
Et ils lui répondent : "Nous sommes chevaliers,
Et nous allons là où nos affaires l’exigent."
Et l’homme dit au Chevalier :
"Sire, je voudrais vous héberger dès maintenant,
Vous et vos compagnons."
Il dit cela à celui qui lui paraît
Le seigneur et maître des deux autres,
Et ce dernier lui répond : "Il ne saurait être question
Pour moi de chercher à m’héberger à cette heure-ci,
Car lâche est celui qui s’attarde en sa route
Ou qui ne cherche qu’à prendre ses aises
Après s’être engagé dans une grande entreprise.
Et celle dont je me suis chargé est d’une envergure telle
Qu’il s’écoulera un bon moment avant que je ne prenne de repos."
Mais l’homme revient à la charge :
"Ma demeure n’est point tout près d’ici ;
En fait, elle se trouve à une distance considérable.
Vous pouvez vous y diriger, avec la certitude
De ne pas avoir à accepter d’hospitalité avant l’heure normale.
Il sera tard quand vous y arriverez.
- Dans ce cas, répond-il, j’y vais volontiers."
Alors l’homme se place à leur tête
Afin de leur montrer le chemin,
Et les autres le suivent sur la grand-route.
Lorsqu’ils eurent fait un bon bout de chemin,
Ils ont aperçu un écuyer
Qui venait précipitamment à leur rencontre,
Au grand galop, monté sur un roussin
Bien nourri et rond comme une pomme.
Et l’écuyer dit à l’homme :
"Sire, sire, dépêchez-vous,
Car ceux de Logres ont pris les armes
Afin d’attaquer les habitants de cette terre ;
Ils viennent de déclencher la guerre,
La révolte et la mêlée ;
Et ils disent que dans ce pays,
Un Chevalier s’est introduit -
Un Chevalier qui a combattu en maints lieux -
A qui nul ne saurait interdire
De passer là où il voudrait aller,
N’en déplaise à qui s’y oppose.
En ce pays, tous disent
Qu’il les délivrera tous,
Et qu’il aura raison des nôtres.
Dépêchez-vous donc, je vous le conseille !"
L’homme prend alors le galop,
Et les autres se réjouissent,
Car, eux aussi, ils l’avaient entendu ;
Ils voudront aider leurs amis.
Et le jeune fils du vavasseur dit :
"Sire, écoutez ce que dit ce sergent ;
Allons-y, et aidons les nôtres
Qui se battent contre ces gens là-bas !"
Et l’homme les quitte sur-le-champ
Sans les attendre, mais en se dirigeant
A toute allure vers une forteresse
Qui s’élevait sur un tertre.
Il arrive rapidement devant l’entrée,
Et les autres le suivent en éperonnant leur monture.
L’enceinte de la place était fortifiée
D’un haut mur et d’un fossé.
Aussitôt qu’ils y eurent pénétré,
L’on fit tomber
Juste derrière leur dos une porte
Pour les empêcher de faire demi-tour.
Et ils se disent : "Allons toujours, allons en avant !
Ce n’est pas ici que nous nous arrêterons."
A la suite de l’homme, ils poussent de l’avant
Et parviennent rapidement à l’issue.
On ne leur en interdit point l’approche ;
Mais dès que l’homme l’eut franchie,
On fit tomber derrière lui
Une porte coulissante.
Et les autres s’attristaient
De se voir ainsi bloqués à l’intérieur,
Car ils pensent être les victimes d’un enchantement ;
Mais celui de qui je dois surtout vous parler
Portait à son doigt un anneau.
Dont la pierre possédait une vertu telle
Qu’aucun enchantement ne pouvait tenir
Devant elle après qu’il l’avait regardée.
Il met l’anneau devant ses yeux,
Regarde la pierre et dit :
"Dame, dame, que Dieu me vienne en aide,
J’aurais à présent grand besoin de vous,
Si vous pouviez m’aider."
La "dame" en question était une fée
Qui lui avait donné l’anneau
Et qui l’avait élevé pendant son enfance ;
Il avait en elle une pleine confiance
Qu’elle viendrait lui porter secours et aide
Où qu’il pût se trouver.
Mais il voit bien par son appel
Et par la pierre de l’anneau
Qu’aucun enchantement n’est en train de se produire,
Et il se rend à l’évidence :
Ils sont bel et bien emprisonnés.
Alors ils viennent jusqu’à une poterne
Etroite et basse, à l’huis fermé d’une barre.
D’un seul mouvement tous tirent leurs épées,
Et chacun frappe si durement
Qu’ils finissent par rompre la barre.
Une fois qu’ils purent sortir de la tour
Ils voient que la mêlée avait commencé,
Impressionnante et féroce, en bas dans les prés,
Et qu’il y avait bien mille chevaliers
De part et d’autre, sans compter
Une piétaille nombreuse.
Lorsqu’ils furent descendus jusqu’aux prés,
Ce fut en homme raisonnable et expérimenté
Que parla le fils du vavasseur :
"Sire, avant de pousser jusque là-bas,
Il serait sage de notre part, je pense, de désigner
L’un d’entre nous pour aller s’informer
De quel côté se tiennent nos amis.
Je ne sais d’où ils viennent,
Mais j’irai voir, si vous le voulez.
- Je veux bien, dit le chef, allez-y vite
Et revenez au plus tôt !"
Il y va vite et en revient vite,
Et il dit : "Cela tombe très bien pour nous,
Car j’ai bien pu confirmer
Que les nôtres sont de ce côté-ci."
Et le Chevalier se lança tout droit
Sans tarder vers la mêlée ;
Il rencontre s’avançant sur lui un chevalier,
Et il engage la joute, en lui assénant dans l’oeil
Un coup tellement fort qu’il l’abat mort par terre.
Et le valet descend de son cheval ;
Il prend le destrier du chevalier vaincu
Et l’armure qu’il portait,
Et il s’en revêt avec une adresse parfaite.
Après s’être armé, sans plus tarder,
Il remonte en selle, en saisissant le bouclier et la lance
Dont la hampe était grosse et raide et bien peinte ;
Il ceignit à son côté l’épée
Au tranchant clair et luisant.
Il se jeta dans le combat
Sur les pas de son frère et de son seigneur.
Celui-ci s’est bien tenu
Dans la mêlée
Où il rompt et fend et brise
Ecus et heaumes et hauberts.
Ni bois ni fer ne peut protéger
Ceux qu’il frappe ; tous finissent en fort mauvais état
Ou volent morts aux pieds de leurs chevaux.
A lui seul, il réussissait
A les abattre,
Et ceux qui l’accompagnaient,
Eux aussi, faisaient valoir leur prouesse.
Mais les gens de Logres s’étonnent de tout cela,
Car ils ne le connaissent pas ; ils cherchent
A se renseigner à son sujet auprès du fils du vavasseur.
Ils posent tant de questions
Qu’on finit par leur répondre : "Seigneurs, c’est lui
Qui nous libérera tous de l’exil
Et de la grande infortune
Où nous avons longtemps vécu ;
Nous devrions donc l’honorer grandement
Puisque, afin de nous délivrer,
Il a traversé - et traversera encore -
Tant de lieux bien périlleux ;
Beaucoup lui reste à faire, il a déjà fait beaucoup."
Nul parmi ces gens-là n’échappe à la joie générale
En entendant cette bonne nouvelle :
Tous s’adonnent sans réserve à la joie.
Lorsque la nouvelle s’est propagée
De sorte qu’elle fut racontée à tout le monde,
Tous l’entendirent et tous en prirent connaissance.
De la joie qu’ils en eurent
Leur force leur croît, et ils y puisent le courage
Qu’il leur faut pour tuer bon nombre de leurs adversaires,
Et s’ils les malmènent tant,
C’est, me semble-t-il, grâce à l’exemple
D’un seul Chevalier plutôt qu’à celui
De ce que font tous les autres ensemble.
Et s’il ne faisait pas déjà presque nuit,
L’ennemi déguerpirait en déroute ;
Mais à cause de l’obscurité de la nuit,
Les deux camps durent cesser le combat.
Au moment du départ, tous les captifs,
Exactement comme si chacun avait une requête urgente à faire,
Se pressèrent autour du Chevalier ;
Ils saisirent de partout la bride de son cheval
Et ils se mettent à lui dire :
"Soyez le bienvenu, beau sire !"
Et chacun dit : "Sire, par ma foi,
C’est chez moi que vous vous hébergerez.
Sire, au nom de Dieu,
N’acceptez pas de vous héberger ailleurs que chez moi."
Tous répètent ce que disent certains,
Car chacun veut l’héberger,
Les jeunes comme les vieux,
Et tous insistent : "Vous serez mieux
Dans mon hôtel que chez autrui."
Chacun parle pour soi ;
Et l’un l’arrache à l’autre
Parce que chacun veut l’avoir à lui seul,
Au point même d’en venir presque aux mains.
Il leur dit que leurs disputes
Sont parfaitement vaines et folles.
"Laissez donc, fait-il, ces querelles-là,
Ni vous ni moi n’en avons besoin maintenant.
Nous chercher noise ne sert qu’à empirer les choses,
Nous devrions plutôt nous aider mutuellement.
Il est inutile de discuter aussi âprement
Pour savoir qui m’hébergera ;
Votre première pensée devrait plutôt être
De m’héberger en un lieu tel
Que tous vous puissiez en profiter,
Que je n’abandonne point mon droit chemin."
Pourtant chacun d’eux répète :
"C’est dans mon hôtel ! - Mais non, c’est chez moi !
- Vous ne dites toujours pas des choses sensées,
Fait le Chevalier ; à mon avis,
Le plus sage parmi vous agit encore en fou
Quand je vous entends vous chamailler sur de pareilles vétilles.
Vous devriez m’aider à avancer,
Mais vous voulez me faire subir des détours.
Si vous m’aviez tous, en bon ordre,
L’un après l’autre fait tout ce que je voulais,
Et accordé tout l’honneur et le service
Qu’il est possible de rendre à un homme,
Par tous les saints qu’on prie à Rome,
Je ne saurais à nul parmi vous meilleur gré de votre acte,
Dont j’aurais pu bénéficier,
Que des bonnes intentions qu’il recèle.
Que Dieu me donne joie et santé,
Vos bonnes intentions me redonnent bonheur et courage
Tout comme si chacun d’entre vous m’avait déjà accordé
Un très grand honneur et la preuve de sa bienveillance ;
Que l’on célèbre votre bonne pensée autant que votre beau geste !"
Ainsi les subjugue-t-il tous et parvient-il à les apaiser.
Ils l’emmènent sur son chemin vers le lieu d’hébergement
Chez un chevalier fort aisé,
Et tous font de leur mieux pour le servir.
Tous lui accordent des marques de leur estime et, en le servant,
Ils lui firent maint témoignage de leur joie
Pendant toute la soirée, jusqu’à l’heure du coucher,
Car tous le portaient dans leur coeur.
Le lendemain, à l’heure du départ,
Chacun voulut l’accompagner,
Chacun lui fait l’offre de sa personne ;
Mais cela ne lui plaît point, il n’éprouve aucune envie
Que d’autres aillent avec lui,
A la seule exception des deux
Qu’il avait jusque là amenés avec lui :
Il se fit accompagner de ces derniers, et de personne d’autre.
Ce jour-là, depuis la matinée ils ont
Chevauché jusqu’à l’heure des vêpres
Sans trouver d’aventure.
En chevauchant au plus vite,
Ils ne sortirent que fort tard d’une forêt ;
Ayant franchi la lisière, ils virent une maison
Qui appartenait à un chevalier, et sa femme,
Qui semblait être une dame fort aimable,
Assise devant la porte.
Aussitôt qu’elle put les distinguer,
Elle se leva pour les accueillir ;
Le visage riant et joyeux,
Elle les salue et dit : "Soyez les bienvenus !
Je veux vous offrir l’hospitalité ;
Vous voilà logés, descendez donc de cheval !
- Dame, puisque vous l’ordonnez,
En vous remerciant, nous descendrons ;
Nous accepterons votre hospitalité cette nuit."
Ils descendent de cheval et, à leur descente,
La dame fait emmener leurs chevaux,
Car elle avait une très belle maisnie.
Elle appelle ses fils et ses filles,
Et ils se présentèrent tout de suite :
Des jeunes gens courtois et avenants,
Et des chevaliers et de belles jeunes filles.
Elle ordonne aux uns d’ôter les selles
Des chevaux et de bien étriller ceux-ci.
Aucun n’ose la contredire,
Ils firent de bon gré ce qu’on leur demanda.
Elle fait désarmer les chevaliers ;
Ses filles se précipitent pour le faire ;
Dès qu’ils sont désarmés, elles leur offrent
A chacun un manteau court qu’ils doivent revêtir.
Et puis, directement, elles les amènent
A la maison (qui avait belle allure).
Mais le seigneur ne s’y trouvait pas ;
Il était dans la forêt et, avec lui,
Il avait deux de ses fils ;
Mais il ne tarda point à venir, et les gens de sa maison,
Dont les manières ne laissaient rien à désirer,
Franchirent vite le seuil de la porte afin d’aller à sa rencontre.
La venaison qu’il apporte ;
Ses enfants se dépêchent de la décharger et délier,
Et ils se mettent à lui raconter et à lui dire :
"Sire, sire, vous ne le savez pas,
Mais vous avez pour hôtes trois chevaliers.
- Dieu en soit loué !", fait-il.
Le chevalier et ses deux fils
Expriment la grande joie que leurs procurent leur hôtes.
Et la maisonnée ne se contente pas de rester sans rien faire ;
Jusqu’au plus petit tous étaient disposés
A faire ce qui s’imposait :
Les uns courent hâter les préparatifs du repas,
Les autres s’occupent des chandelles,
Ils les allument et les enflamment ;
Ils prennent des serviettes et des bassins
Ainsi que de l’eau afin qu’on puisse se laver les mains :
Ils n’en sont point avares !
On se lave les mains et on va s’asseoir ;
Rien dans cette maison
N’était lourd à supporter ni pénible.
Pendant qu’ils mangeaient le premier mets, il se produisit
Une surprise : l’arrivée dans la cour d’un chevalier
Plus orgueilleux qu’un taureau -
Animal connu pour son grand orgueil.
Il se présenta armé de pied en cap,
Assis sur son destrier.
Il appuyait une jambe sur l’étrier
Et il avait mis l’autre jambe
(Afin de paraître élégant et pour se donner un maintien)
Sur le col du destrier à la belle crinière.
C’est bien ainsi qu’il se présenta.
Mais personne ne fit le moindre cas de lui
Avant qu’il ne vînt devant la table et ne dît aux gens :
"Lequel de vous est-ce - je veux le savoir -
Qui étale tant de folie et d’orgueil
Et manque tant de bon sens
En venant en ce pays et en rêvant
De passer au Pont de l’Epée ?
En vain il s’est donné cette peine,
En vain il a perdu ses pas."
Et celui qui, visé par ces sarcasmes, n’en perdit
Pour autant son calme, lui répond dignement :
"Je suis celui qui veut passer le Pont.
- Toi ? toi ? Comment osas-tu le penser ?
Tu aurais mieux fait de réfléchir,
Avant d’entreprendre de faire pareille chose,
Aux conséquences et aux résultats
Qu’elle risquerait d’entraîner pour toi,
Et tu aurais dû te souvenir
De la charrette où tu montas un jour.
Je ne sais pas vraiment si tu as honte
D’y avoir été promené,
Mais, c’est chose certaine, aucun homme vraiment sensé
N’aurait entrepris de réaliser un exploit aussi grand
Si l’on avait eu à lui reprocher un acte à ce point blâmable."
Celui qui entendit dire ces choses
Ne daigne y répondre par un seul mot ;
Mais le seigneur de la maison
Et tous les autres avaient bien raison
De s’étonner au plus haut degré.
"Ah ! Dieu, quelle grande mésaventure !
Se dit chacun à soi-même,
Que l’heure où l’on pensa à une charrette
Et à la faire soit maudite,
Car c’est une vile et méprisable chose.
Ah ! Dieu, de quoi fut-il donc accusé ?
Et pourquoi fut-il mené sur une charrette ?
Pour quel péché ? Pour quel crime ?
Cela lui sera à tout jamais reproché.
Si seulement il était libre de cet opprobre,
Aussi loin que s’étend la surface du monde
On ne trouverait un seul chevalier,
Pour preux qu’il fût,
Dont la valeur ressemblât à la sienne,
Et quiconque rassemblerait tous les chevaliers ensemble
N’en verrait aucun qui fût aussi beau ni aussi noble que lui,
Pourvu qu’on dise la vérité."
D’un avis commun tous répètent la même chose.
Et l’autre, fort orgueilleusement,
Recommença à parler,
Et il dit : "Chevalier, écoute-moi bien,
Toi qui te diriges vers le Pont de l’Epée :
Si tu le veux, tu passeras l’eau
Très facilement et sans difficulté.
Je te ferai traverser l’eau rapidement
Dans une barque.
Mais si j’ai envie d’exiger de toi un péage,
Quand je te tiendrai de l’autre bord,
Je te prendrai la tête, si je le veux,
Ou si je ne te la prends pas, tu resteras quand même à ma merci."
Et lui répond qu’il ne cherche
Nullement son propre malheur :
Sa tête ne sera jamais l’enjeu d’une aventure
Aussi risquée, même si un malheur devait se produire.
Et l’autre lui réplique à son tour :
"Puisque tu refuses ce que je te propose,
Il faudra, afin que soit déterminé qui, de toi ou de moi, aura
La honte et le deuil de ta décision, que tu viennes dehors
Pour te mesurer contre moi dans un combat singulier."
Et lui, entrant dans son jeu, dit :
"Si je pouvais refuser ce défi,
Je m’en passerais bien volontiers ;
Mais en vérité je préférerais me battre
Plutôt que me voir obligé peut-être à faire pire encore."
Avant de se lever
De la table où il se trouvait assis,
Il dit aux valets qui le servaient
De seller au plus vite son cheval,
Et d’aller chercher ses armes
Afin de les lui porter.
Ils s’exécutent avec tant de zèle qu’ils en perdent le souffle
A la tâche ; les uns s’efforcent de lui mettre son armure,
Les autres amènent son cheval ;
Et sachez-le bien : il ne paraissait vraiment pas,
Lorsqu’on le voyait avancer au pas,
Armé de toutes ses armes
Et tenant par les sangles le bouclier,
Une fois monté sur son destrier,
Que l’on aurait tort
De le compter parmi les beaux et parmi les bons.
On voyait, au contraire, qu’ils étaient bien à lui,
Le cheval, tant il lui convenait,
Et le bouclier qu’il tenait
Bien serré contre son bras par les sangles ;
Et il avait le heaume lacé et
Si parfaitement rajusté à sa tête
Qu’il ne vous viendrait jamais à l’esprit de songer
Qu’il aurait pu être emprunté à autrui ;
Vous diriez plutôt, tant il vous aurait plu,
Qu’il semblait y avoir poussé tout naturellement ;
Je vous prie de bien vouloir croire ce que j’affirme là.
A l’extérieur, dans une lande,
Se trouve celui qui demande la joute :
C’est là que le combat aura lieu.
Dès que les deux adversaires se voient l’un et l’autre,
Ils foncent l’un sur l’autre à bride abattue,
Si bien que leur rencontre est rapide et rude,
Et ils échangent de tels coups de lance
Que celles-ci ploient en arceau
Et, toutes deux, elles volent en éclats ;
Avec leurs épées, ils abîment boucliers,
Heaumes et hauberts ;
_Ils tranchent dans les bois, ils brisent les fers,
Et par des brèches ainsi ouvertes ils s’infligent des blessures ;
Les coups qu’ils échangent dans leur colère
Semblent être les paiements rendus selon les termes d’un contrat ;
Mais très souvent leurs épées
Atteignent en se glissant la croupe des chevaux :
Elles s’abreuvent à volonté de sang
En frappant ces derniers jusque dans leurs flancs,
Au point que les deux bêtes, abattues, en tombent mortes.
Après leur chute à terre,
C’est à pied qu’ils se ruent l’un contre l’autre ;
Et ils se haïraient à mort
Qu’en vérité les coups d’épée qu’ils se donnent
Ne seraient pas plus cruels.
Ils se frappent avec plus de vivacité que celle
Dont fait preuve le frénétique qui jette ses deniers
En ne cessant jamais de jouer,
Dans l’espoir vain de doubler sa mise aussi souvent qu’il perd ;
Mais leur jeu à eux était bien différent,
Puisqu’ils n’avaient pas le luxe de perdre un seul coup ;
Il n’y avait que des coups qui portaient et une lutte
Très farouche - dangereuse et bien cruelle.
Ceux de la maison était tous sortis :
Seigneur, dame, filles et fils,
De sorte que personne ne resta, ni celle-ci ni celui-là,
Qu’il appartînt ou pas à la maisnie,
Ils s’étaient au contraire tous rangés
Afin de regarder le combat
Au milieu de cette vaste lande.
Le Chevalier de la Charrette
S’accuse de lâcheté et de couardise
Quand il voit que son hôte le regarde ;
Et il se rend bien compte que les autres,
Tous ensemble, ne le quittent pas des yeux.
De colère son corps tout entier se met à trembler,
Car il aurait dû, pense-t-il,
Depuis longtemps déjà avoir vaincu
Celui qui se bat contre lui.
Alors il se met à frapper l’adversaire de telle sorte
Que ses coups d’épée pleuvent autour de sa tête,
Et il fond sur lui comme une tempête
En le serrant de si près et en lui disputant si âprement le champ
Qu’il lui enlève du terrain ;
Il le contraint à céder tant de terrain et il le malmène tellement
Qu’il est sur le point de perdre son souffle,
Et il ne lui reste plus guère de force pour se défendre.
C’est alors que le Chevalier se rappelle
Que l’autre avait agi fort vilainement
En lui reprochant la charrette.
Il le contourne et le harcèle de telle sorte
Qu’il ne lui laisse intacts
Ni lacets ni sangles autour du col de son haubert ;
Et il lui fait voler de la tête
Son heaume et fait tomber par terre sa ventaille.
Il le fait tellement souffrir et le torture tant
Qu’il ne lui reste qu’à demander merci,
Tout comme l’alouette qui ne peut pas
Résister aux assauts de l’émerillon,
Ni trouver nulle part un refuge sûr,
Parce que celui-ci ne cesse de la doubler et de la dominer ;
Aussi, tout couvert de honte,
Va-t-il supplier et implorer
Merci, car il ne saurait trouver mieux à faire.
Lorsque l’autre entend qu’il implore
Sa grâce, il cesse de l’atteindre et de le frapper,
Et il dit : "Veux-tu que je t’épargne ?
- Vous avez parlé en homme fort sage,
Fait-il, un fou ne s’exprimerait pas autrement ;
Jamais je ne voulus rien autant
Qu’obtenir ma grâce en ce moment."
Et il dit : "Il te faudra
Monter sur une charrette.
Il ne te serait d’aucun secours du tout
De me raconter quoi que ce soit,
Si tu refusais de monter sur la charrette,
Parce que ta bouche fit preuve de grande folie
En me reprochant insolemment d’y être monté."
Et le chevalier lui répond :
"Qu’à Dieu ne plaise que j’y monte !
- Non ?, fait l’autre, alors tu vas mourir ici même.
- Sire, vous pourriez bien me tuer,
Mais, pour Dieu, je vous supplie et vous demande
Grâce, à condition que je n’aie point
A monter sur la charrette.
J’accepte d’avance toute sentence,
Hormis celle-là, pour dure et pénible qu’elle soit.
J’aimerais mieux mourir cent fois
Plutôt que subir pareil malheur.
Il n’y a rien d’autre que vous puissiez exiger de moi
Qui soit d’une nature telle que je refuserais de le faire
Si je pouvais ainsi obtenir votre pardon et votre grâce."
Pendant qu’il implore sa merci,
Voilà qu’en plein milieu de la lande
Une demoiselle arrive à l’amble
Montée sur une mule fauve,
Toute ébouriffée, ses vêtements et ses cheveux en désordre ;
Et elle tenait un fouet à la main
Dont elle cinglait sans pitié sa mule,
Si bien qu’en vérité nul cheval
En galopant n’irait aussi vite
Que cette mule-là qui courait à l’amble.
Au Chevalier de la Charrette
La demoiselle dit : "Que Dieu donne,
Chevalier, à ton coeur parfaite joie
Et jouissance de la chose qui fait tes plus grandes délices !"
Celui qui l’avait écoutée avec plaisir
Lui répond : "Que Dieu vous bénisse,
Demoiselle, et vous donne joie et santé !"
Alors celle-là lui dit ce qu’elle a sur le coeur :
"Chevalier, fait-elle, je suis venue
De loin et par besoin jusqu’ici
Auprès de toi, pour demander un don
En échange duquel le prix et la récompense que j’offrirai
Seront aussi grands qu’il m’est possible de faire ;
Et tu auras un jour besoin
De mon secours, je pense."
Et il lui répond : "Dites-moi
Ce que vous voulez, et si je peux vous l’accorder,
Vous l’aurez sans délai,
Pourvu que ce ne soit rien de trop pénible."
Et elle dit : "Il s’agit de la tête
De ce chevalier que tu as vaincu ;
A dire vrai, tu ne trouvas jamais
Un être aussi traître et déloyal que lui.
Tu ne commettras aucun péché ni ne feras de mal
En m’accordant ce don, tu feras au contraire un acte de charité,
Car c’est l’individu le plus déloyal
Qui fût jamais ou qu’on puisse un jour rencontrer."
Et lorsque le vaincu
Entendit qu’elle veut que l’autre le tue,
Il lui dit : "Ne la croyez pas,
Car elle me déteste ; mais je vous en prie,
Ayez pitié de moi,
Au nom de ce Dieu qui est Fils et Père
Et qui fit Sa mère de celle
Qui était Sa fille et Sa servante !
- Ah ! Chevalier, fait la demoiselle,
Ne crois pas ce traître.
Que Dieu t’accorde joie et honneur
Tant que tu pourrais le désirer,
Et qu’Il t’octroie de réussir entièrement
La mission que tu t’es choisie !"
Alors le Chevalier, pris par des doutes,
Demeure là, immobilisé, en train de réfléchir :
Va-t-il enfin faire cadeau de la tête
A celle qui le somme de la couper,
Ou va-t-il faire preuve de charité envers l’autre
De sorte qu’il prendra pitié de lui ?
Il veut faire à l’un et à l’autre
Ce qu’ils lui demandent :
Largesse et Pitié le commandent
De les traiter bien tous les deux,
Et lui-même était généreux et compatissant.
Mais si la demoiselle emportait la tête,
C’est Pitié qui serait vaincue et détruite ;
Et si elle ne l’emporte point,
Ce sera la défaite de Largesse.
Voilà la prison, la détresse
Où Pitié et Largesse l’ont enfermé,
Angoissé et tourmenté.
La demoiselle veut qu’il lui donne
La tête qu’elle lui réclame ;
En revanche l’autre en appelle pour qu’il lui fasse grâce,
A son sens de la pitié et à la noblesse de son coeur.
Et puisqu’il lui avait bel et bien requis
Merci, pourquoi ne l’aurait-il donc pas ?
Certes, il ne lui arriva jamais
Qu’à aucun adversaire, pour ennemi qu’il fût,
Une fois vaincu par lui
Et lui criant merci,
Il ne lui était jamais encore arrivé
De lui refuser sa grâce une première fois,
Mais pas plus qu’une seule fois.
Ainsi ne la refusera-t-il pas
A cet homme-ci qui ne cesse de l’implorer et de le prier,
Puisque telle est sa coutume.
Et celle qui veut la tête,
L’aura-t-elle ? Oui, s’il peut la lui donner.
"Chevalier, fait-il, il te faut
Derechef combattre contre moi,
Et je t’accorderai la grâce exceptionnelle,
Si tu acceptes de défendre ta tête,
De te laisser reprendre
Une deuxième fois ton heaume, et t’armer
Tout à loisir la tête et le corps
Le mieux que tu pourras.
Mais sache-le bien : tu mourras
Si à nouveau je te vaincs."
Et l’autre répond : "Je ne cherche pas mieux,
Ni ne te demande d’autre grâce.
- Et je t’accorde aussi ceci comme avantage considérable,
Fait-il, à savoir qu’en me combattant
Contre toi, je ne bougerai point
De l’endroit où je suis à présent."
L’autre se prépare et, tous deux, ils s’affrontent
Dans le combat comme des furieux ;
Mais la nouvelle victoire
Du Chevalier fut plus rapide et facile
Que celle qu’il avait remportée auparavant.
Et à l’instant la demoiselle
Crie : "Ne l’épargne pas,
Chevalier, quoi qu’il te dise,
Car il ne t’aurait certainement pas épargné
S’il avait eu l’occasion de te vaincre.
Sache-le bien : si tu acceptes de le croire,
Il te trompera une fois de plus.
Tranche la tête à l’homme le plus déloyal
De l’empire et du royaume,
Noble Chevalier, et donne-la-moi.
Tu feras bien de me la donner,
D’autant plus que je saurai bien te récompenser,
Je crois, un jour de l’avoir fait ;
S’il le peut, il te trompera
De nouveau avec ses discours."
Celui qui voit que sa mort s’approche
Lui crie merci haut et fort ;
Mais ses cris ne valent rien,
Ni nul mot qu’il sache lui dire ;
L’autre le tire vers lui par le heaume
Et lui en coupe tous les lacets :
Sa ventaille et sa coiffe argentée,
Il les lui fait sauter de sa tête.
De plus en plus désespéré, il l’implore :
"Grâce, pour l’amour de Dieu ! Grâce, brave chevalier !
Celui-ci répond : "Par le salut de mon âme,
Jamais plus je n’aurai pitié de toi,
Puisqu’une fois déjà je t’ai accordé un répit.
- Ah ! fait-il, vous feriez un péché
Si vous ajoutiez foi à ce que dit mon ennemie
Et me faisiez mourir de cette manière-là."
Et celle qui désire sa mort
L’exhorte de son côté
Qu’il fasse vite pour lui trancher la tête
Et qu’il cesse de croire ce qu’il lui dit.
Il frappe, et la tête s’envole
Au milieu de la lande et le corps s’effondre ;
Tout cela plaît fort à la demoiselle.
Le Chevalier ramasse la tête
Par les cheveux et la tend
A celle qui ne cache pas sa grande joie
Et qui dit : "Que ton coeur connaisse la joie
De posséder la chose qu’il voudrait le plus,
Tout comme, à présent, le mien par rapport
A la chose que je voulais le plus.
Je ne souffrais de rien
Sauf du fait qu’il vivait toujours si longtemps.
Une récompense de ma part t’attend,
Et elle te sera donnée en un temps très opportun pour toi.
Tu profiteras grandement de ce service
Que tu m’as rendu, je m’en porte garante.
Je m’en irai maintenant, et je te recommande
A Dieu : qu’Il te protège de tout péril."
La demoiselle le quitte alors,
Et ils se sont recommandés l’un et l’autre à Dieu.
Mais tous ceux qui, au milieu de la lande,
Ont vu le combat,
Sentent monter en eux une très grande joie ;
Ils se dépêchent de désarmer
Le Chevalier le plus joyeusement du monde
Et ils lui font tous les honneurs dont ils sont capables.
Ils se relavent les mains,
Car ils voulaient se remettre à table ;
A présent ils sont bien plus gais que de coutume,
Et ils mangent avec une grande allégresse.
Lorsqu’ils eurent fini de manger avec toute la lenteur requise,
Le vavasseur dit à son hôte
Qui était assis à ses côtés :
"Sire, voilà longtemps que nous vînmes
Ici du royaume de Logres.
Nous en sommes natifs, et nous voudrions
Qu’honneur vous fût rendu et que grand profit
Et joie fussent votre partage en ce pays, et voulons
Que nous-mêmes puissions en tirer avantage avec vous,
Et maint autre trouverait profit
Si honneur et succès vous accompagnaient
Au cours de votre entreprise."
Et l’autre de répondre : "Je le savais déjà."
Quand le vavasseur eut cessé
De parler et que sa voix se fut tue,
Alors l’un de ses fils se mit
A lui dire : "Sire,
Nous devrions mettre à votre service tous nos moyens,
Et donner au lieu de promettre seulement ;
Si vous aviez besoin de prendre ce que nous vous offrons,
Nous ne devrions plus attendre
Que vous nous en fassiez la demande formelle.
Sire, ne vous inquiétez pas
De la mort de votre cheval,
Car ici il ne manque pas de chevaux bien forts ;
Je désire tant que vous fassiez vôtre ce qui est à nous :
Vous en prendrez le meilleur de chez nous
A la place du vôtre, car vous en avez vraiment besoin."
Et il répond : "Bien volontiers."
Alors on fait préparer les lits,
Et ils se couchent. Dès qu’il fait jour,
Au petit matin, ils se lèvent et préparent leur départ.
Les voilà prêts à partir, ils se retournent.
Au moment de partir, il ne commet nulle infraction à l’étiquette :
Il prend solennellement congé de la dame
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