mardi 11 décembre 2007, par
Pompée, qui avait son camp sur une hauteur, se bornait à ranger ses troupes en bataille, au pied de la colline, attendant sans doute que César s’engageât dans quelque poste désavantageux. César pensant qu’il ne pourrait jamais attirer Pompée au combat, crut que le mieux pour lui était de décamper et d’être toujours en marche ; il espérait qu’en ne cessant de changer de camp et de parcourir le pays, il aurait plus de facilités à avoir des vivres ; que chemin faisant il trouverait peut-être quelque bonne occasion d’en venir aux mains ; ou que du moins il épuiserait par ce mouvement continuel l’armée ennemie, peu accoutumée à la fatigue.
Ce parti pris, le signal du départ donné et les tentes pliées, César s’aperçut que l’armée ennemie, contre sa coutume, venait de s’avancer un peu plus hors des retranchements, et qu’il pourrait la combattre sans désavantage. Alors s’adressant à ses troupes, qui déjà étaient aux portes du camp : "Il faut, dit-il, différer pour le moment notre départ, et songer au combat, si, comme nous l’avons toujours souhaité, nous sommes prêts à en venir aux mains : il ne nous sera pas facile de trouver plus tard une semblable occasion." Et aussitôt il fait marcher ses troupes en avant.
Pompée, de son côté, comme on le sut depuis, cédant aux instances des siens, s’était déterminé à livrer bataille. Il avait même dit, quelques jours auparavant, en plein conseil, que l’armée de César serait défaite avant qu’on en vînt aux mains. Et comme, à ces paroles, la plupart s’étonnaient : "Je sais, dit-il, qu’en cela je promets une chose presque incroyable ; mais écoutez mon dessein, et vous marcherez avec plus d’assurance à l’ennemi.
D’après mes conseils, notre cavalerie s’est engagée, lorsqu’elle serait à portée de l’aile droite de l’ennemi, à la prendre en flanc, afin que, l’infanterie l’enveloppant par derrière, l’armée de César soit mise en déroute avant que nous ayons lancé un seul trait. (4) Ainsi nous terminerons la guerre sans exposer les légions et presque sans tirer l’épée ; ce qui nous est facile, étant si supérieurs en cavalerie."
En même temps il les exhorta à se tenir prêts, et, puisque enfin ils allaient combattre comme ils l’avaient souvent demandé, à ne point démentir l’opinion que l’on avait conçue de leur expérience et de leur courage.
Labiénus prend alors la parole, et, affectant de mépriser les troupes de César et d’exalter le projet de Pompée : "Ne crois pas, dit-il, ô Pompée ! que ce soit ici la même armée qui a conquis la Gaule et la Germanie.
J’ai assisté à tous les combats, et je ne parle pas à la légère de choses que je ne connais point. Il ne reste plus que la moindre partie de cette armée : la plupart ont péri dans tant de combats, comme cela devait être ; un grand nombre ont été emportés par le mauvais air qui règne pendant l’automne en Italie ; beaucoup se sont retirés chez eux ; beaucoup d’autres ont été laissés sur le continent.
N’avez-vous pas vous-mêmes entendu dire que de ceux qui étaient restés malades à Brindes, on a formé des cohortes ? Les troupes que vous voyez sont composées de ces levées que l’on a faites, les années dernières, dans la Gaule citérieure, et le plupart dans les colonies transpadanes. D’ailleurs tout ce qui en faisait la force a péri dans les deux combats de Dyrrachium." Après ce discours il fit serment de ne rentrer au camp que vainqueur, et invita les autres à prêter le même serment.
Pompée, qui l’approuvait, se hâta de jurer la même chose, et pas un ne balança à suivre cet exemple. Après cela le conseil se sépara plein de joie et d’espoir : ils croyaient déjà tenir la victoire ; la parole d’un général aussi habile, et dans une circonstance aussi décisive, ne leur permettait aucun doute.
César, s’étant approché du camp de Pompée, observa son ordre de bataille. À l’aile gauche étaient les deux légions nommées la première et la troisième, que César avait envoyées à Pompée au commencement des troubles, en vertu d’un décret du sénat ; c’est là que se tenait Pompée.
Scipion occupait le centre avec les légions de Syrie. La légion de Cilicie, jointe aux cohortes espagnoles qu’avait amenées Afranius, était placée à l’aile droite.
Pompée regardait ces dernières troupes comme les meilleures. Le reste avait été distribué entre le centre et les deux ailes, et le tout montait à cent dix cohortes, qui faisaient quarante-cinq mille hommes. Deux mille vétérans environ, précédemment récompensés pour leurs services, étaient venus le joindre ; il les avait dispersés dans toute son armée. Les autres cohortes, au nombre de sept, avaient été laissées à la garde de son camp et des forts voisins. Son aile droite était couverte par un ruisseau aux bords escarpés ; aussi avait-il mis toute sa cavalerie, ses archers et ses frondeurs à l’aile gauche.
César, gardant toujours son ancien ordre de bataille, avait placé la dixième légion à l’aile droite, et à la gauche la neuvième, quoique fort affaiblie par les combats de Dyrrachium ; il y joignit la huitième légion, en sorte que les deux réunies n’en faisaient à peu près qu’une, et il leur recommanda de se soutenir l’une l’autre. Il avait en ligne quatre-vingts cohortes, environ vingt-deux mille hommes. Deux cohortes avaient été laissées à la garde du camp. César avait donné le commandement de l’aile gauche à Antoine, celui de la droite à P. Sylla, celui du centre à Cn. Domitius. Pour lui il se plaça en face de Pompée.
Mais, après avoir reconnu la disposition de l’armée ennemie, craignant que son aile droite ne fût enveloppée par la nombreuse cavalerie de Pompée, il tira au plus tôt de sa troisième ligne une cohorte par légion, et en forma une quatrième ligne pour l’opposer à la cavalerie ; il lui montra ce qu’elle avait à faire et l’avertit que le succès de la journée dépendait de sa valeur. En même temps il commanda à toute l’armée, et en particulier à la troisième ligne, de ne pas s’ébranler sans son ordre, se réservant, quand il le jugerait à propos, de donner le signal au moyen de l’étendard.
Ensuite, haranguant les soldats suivant la coutume militaire, et leur ayant rappelé les bienfaits dont il les avait comblés en tous temps, il les prit à témoin de l’ardeur avec laquelle il avait constamment recherché la paix, des conférences de Vatinius, de celles de Clodius avec Scipion, des négociations entamées à Oricum avec Libon pour l’envoi des députés. Il ajouta qu’il n’avait jamais voulu prodiguer le sang des troupes, ni priver la république d’une de ses armées. Ce discours fini, comme les soldats, pleins d’ardeur, demandaient le combat, il fit sonner la charge.
Il y avait dans l’armée de César un vétéran nommé Crastinus, qui, l’année précédente, avait été principal de la dixième légion, homme d’une rare valeur. Aussitôt que le signal est donné : "Suivez-moi, dit-il, vous qui fûtes autrefois mes compagnons, et servez votre général avec le zèle que vous lui avez promis. Voici notre dernier combat ; après il aura recouvré son honneur, et nous la liberté." En même temps, se tournant vers César : "Général, lui dit-il, je me conduirai aujourd’hui de telle sorte que, vivant ou mort, je sois loué par toi." (4) À ces mots, il s’élança le premier de l’aile droite, et environ cent vingt volontaires de la même centurie le suivirent.
Il ne restait entre les deux armées qu’autant d’espace qu’il en fallait pour le choc ; mais Pompée avait recommandé aux siens d’essuyer notre premier effort sans s’ébranler, et de laisser ainsi notre ligne s’ouvrir : c’était, dit-on, C. Triarius qui avait donné ce conseil, afin d’amortir notre élan et d’épuiser nos forces, de mettre nos rangs en désordre, puis de tomber sur nous, serrés, lorsque nous serions entr’ouverts : il se flattait que nos javelots feraient beaucoup moins d’effet, ses troupes demeurant à leur poste, que si elles-mêmes marchaient au-devant de nos coups ; et que nos soldats, ayant doublé la course, perdraient haleine et tomberaient épuisés.
En cela, ce nous semble, Pompée agit sans raison ; car l’émulation et la vivacité naturelle à l’homme s’enflamment encore par l’ardeur du combat.
Les généraux doivent exciter et non comprimer cet élan ; et ce n’est pas pour rien que de temps immémorial il a été établi qu’avant le combat toutes les trompettes sonneraient et que de grands cris seraient poussés par les troupes : par là une armée épouvante l’ennemi et s’anime elle-même.
Cependant nos soldats, au signal donné, s’élancent, le javelot à la main ; mais, ayant remarqué que ceux de Pompée ne couraient point à eux, instruits par l’expérience, et formés par les combats précédents, ils ralentirent d’eux-mêmes le pas et s’arrêtèrent au milieu de leur course, pour ne pas arriver hors d’haleine ; et, quelques moments après, ayant repris leur course, ils lancèrent leurs javelots, et puis, selon l’ordre de César, saisirent leurs épées.
Les soldats de Pompée firent bonne contenance ; ils reçurent la décharge des traits, soutinrent, sans se rompre, le choc des légions, et, après avoir lancé leurs javelots, mirent aussi l’épée à la main. En même temps la cavalerie de Pompée, qui était à l’aile gauche, s’élança comme elle en avait l’ordre, et la foule des archers se répandit de toutes parts. Notre cavalerie ne soutint pas le choc et plia quelque peu : celle de Pompée ne la pressa que plus vivement, et commença à développer ses escadrons et nous envelopper par le flanc. À cette vue, César donna le signal à la quatrième ligne, composée de six cohortes.
Elles s’ébranlèrent aussitôt, et chargèrent avec tant de vigueur la cavalerie de Pompée, que pas un ne tint ferme, et que tous, ayant tourné bride, non seulement quittèrent la place, mais s’enfuirent à la hâte vers les plus hantes montagnes.
Eux partis, les frondeurs et les archers se trouvèrent sans défense et sans appui, et tous furent taillés en pièces. Du même pas, les cohortes se portèrent sur l’aile gauche, dont le centre soutenait encore nos efforts, l’enveloppèrent et la prirent à revers.
En même temps César fit avancer la troisième ligne qui, jusque-là, s’était tenue tranquille à son poste. Ces troupes fraîches ayant relevé celles qui étaient fatiguées, les soldats de Pompée, d’ailleurs pressés à dos, ne purent résister, et tous prirent la fuite. César ne s’était pas trompé, lorsqu’il avait prédit à ses troupes, en les haranguant, que ces cohortes, qu’il avait placées en quatrième ligne pour les opposer à la cavalerie ennemie, commenceraient la victoire. Ce fut en effet par elles que la cavalerie fut d’abord repoussée ; par elles que les archers et les frondeurs furent taillés en pièces ; par elles que l’aile gauche de l’ennemi fut enveloppée, ce qui décida la déroute. Dès que Pompée vit sa cavalerie repoussée, et cette partie de l’armée sur laquelle il comptait le plus saisie de terreur, se fiant peu au reste, il quitta la bataille, et courut à cheval vers son camp, où, s’adressant aux centurions qui gardaient la porte prétorienne, il leur dit à haute voix pour être entendu des soldats : "Gardez bien le camp, et défendez-le avec zèle en cas de malheur ; pour moi, je vais en faire le tour et assurer les postes." Cela dit, il se retira au prétoire, désespérant du succès, et néanmoins attendant l’événement.
Après avoir forcé les ennemis en déroute de se jeter dans leurs retranchements, César, persuadé qu’il ne devait pas leur donner le temps de se remettre, exhorta les soldats à profiter de leur avantage et à attaquer le camp ; et ceux-ci, bien qu’accablés par la chaleur, car le combat s’était prolongé jusqu’au milieu du jour, ne refusèrent aucune fatigue et obéirent. Le camp fut d’abord fort bien défendu par les cohortes qui en avaient la garde, et surtout par les Thraces et les Barbares ; car, pour les soldats qui avaient fui de la bataille, pleins de frayeur et accablés de fatigue, ils avaient jeté leurs armes, leurs enseignes, et songeaient bien plus à se sauver qu’à défendre le camp. Bientôt même ceux qui avaient tenu bon sur le retranchement, ne purent résister à une nuée de traits ; couverts de blessures, ils abandonnèrent la place, et, conduits par leurs centurions et leurs tribuns, il se réfugièrent sur les hauteurs voisines du camp.
On trouva dans le camp de Pompée des tables à trois lits dressés, des buffets chargés d’argenterie, des tentes couvertes de gazon frais, quelques-unes même, comme celle de L. Lentulus et de quelques autres, décorées de lierre, et beaucoup d’autres choses qui annonçaient à la fois une recherche excessive et l’espoir de la victoire. Il était facile de voir qu’ils ne doutaient nullement du succès de la journée, puisqu’ils se permettaient ce luxe frivole. Et cependant ils ne craignaient pas d’accuser de mollesse cette armée de César, si pauvre et si forte, à laquelle les choses les plus nécessaires avaient toujours manqué. Pompée, dès qu’il nous vit franchir ses retranchements, monta sur le premier cheval qu’il trouva, dépouillé des insignes du commandement, s’échappa par la porte décumane, et courut à toute bride jusqu’à Larisa. Il ne s’y arrêta point ; mais, ayant rassemblé, avec la même célérité, quelques-uns de ses fuyards, il courut toute la nuit, accompagné d’une trentaine de cavaliers, arriva à la mer, et monta sur un vaisseau de transport ; se plaignant, à plusieurs reprises, à ce qu’on a dit, de s’être si étrangement abusé, qu’il s’était vu en quelque sorte trahi par ceux-là mêmes de qui il attendait la victoire, et qui avaient été les premiers à fuir.
César, maître du camp, engagea les soldats à laisser le pillage et à compléter le succès. Ayant obtenu ce qu’il demandait, il fit tirer une ligne autour de la colline où les troupes de Pompée s’étaient réfugiées. Celles-ci, ne trouvant pas la position favorable, parce qu’il n’y avait pas d’eau, l’abandonnèrent d’elles-mêmes, et voulurent se retirer sur Larisa. César se douta de ce projet ; il partagea ses troupes, en laissa une partie dans son camp, une autre dans le camp de Pompée, prit avec lui quatre légions, courut au-devant de l’ennemi par un chemin plus commode, et, arrivé à une distance de six mille pas, rangea ses troupes en bataille. À cette vue, les gens de Pompée s’arrêtèrent sur une montagne, au pied de laquelle coulait une rivière. César encouragea ses soldats, et, bien qu’ils fussent épuisés par une longue journée de fatigue, et que la nuit approchât, ils tirèrent une ligne qui coupait toute communication avec la rivière et empêchait l’ennemi d’aller à l’eau pendant la nuit. L’ouvrage achevé, les ennemis députèrent vers lui pour se rendre. Quelques sénateurs, qui s’étaient joints à eux, protégés par la nuit, cherchèrent leur salut dans la fuite.
À la pointe du jour, par l’ordre de César, tous ceux qui étaient postés sur la montagne durent descendre dans la plaine et mettre bas les armes. Ils obéirent sans retard, et s’étant jetés à ses pieds, les bras étendus et les larmes aux yeux, ils lui demandèrent la vie : il les fit relever, les consola, leur dit quelques mots de sa clémence pour les rassurer ; il leur conserva la vie à tous, et défendit à ses troupes de leur faire le moindre mal ou de leur enlever quoi que ce fût. (3) Après avoir pris ces mesures, il fit venir du camp d’autres légions, y renvoya celles qu’il avait amenées avec lui, afin qu’elles prissent quelque repos, et le jour même il arriva à Larisa.
Il ne perdit dans cette bataille que deux cents soldats ; mais environ trente centurions des plus braves y furent tués. Il y périt aussi, en combattant vaillamment, ce Crastinus dont nous avons fait mention plus haut ; il fut tué d’un coup d’épée au visage. Ainsi, ce qu’il avait dit au moment de la bataille se trouva vrai ; car César convenait que Crastinus s’était conduit avec un courage au-dessus de tout éloge, et qu’il lui avait rendu d’éminents services. De l’armée de Pompée i1 périt environ quinze mille hommes, et plus de vingt-quatre mille vinrent se rendre ; car les cohortes même qui avaient été placées dans le fort se soumirent à Sylla ; en outre, beaucoup se réfugièrent dans les villes voisines. On apporta à César neuf aigles et cent quatre-vingts enseignes prises dans ce combat. L. Domitius, pendant qu’il fuyait du camp pour gagner la montagne, tomba de lassitude et fut tué par la cavalerie.
En ce même temps, D. Lélius vint à Brindes avec sa flotte, et s’empara de l’île située à l’entrée du port de cette ville, par le même moyen que nous avons vu employer par Libon. De son côté, Vatinius, qui commandait à Brindes, ayant fait ponter et armer quelques barques, tâcha d’attirer les vaisseaux de Lélius ; et une galère à cinq rangs s’étant trop avancée, il la prit avec deux autres moindres dans la partie étroite du port. Il répandit aussi sa cavalerie sur la côte pour empêcher les ennemis de faire de l’eau ; mais, comme Lélius se trouvait dans la saison la plus favorable à la navigation, avec les vaisseaux de charge il en faisait venir de Corcyre et de Dyrrachium. Rien ne le détournait de son dessein ; et ni la nouvelle de la bataille donnée en Thessalie, ni la perte de plusieurs de ses vaisseaux, ni le manque des choses les plus nécessaires, ne purent le chasser du port et de l’île.
sources :"La guerre civile " Jules César cette traduction française est celle de la Collection Nisard : Salluste, Jules César, C. Velléius Paterculus et A. Florus : oeuvres complètes, Paris, 1865
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