lundi 15 avril 2019, par
L’Odyssée d’Homère a une particularité : bien que faisant appel au merveilleux, le poème ne se situe pas entièrement dans un monde virtuel. Dans le récit fourmillent les précisions géographiques ou sociales, ce qui passionne les chercheurs.
Nota : Les extraits de l’Odyssée sont tirés de la traduction du poète Leconte de Lisle qui conserva la résonance des noms grecs. Ci-dessous je donne quelques équivalents simplifiant la lecture :
Les "ai" et "oi" sont "e", "é", "è" donc "aoides" correspond à "aède", "Aigisthos" "Egisthe"
Le K correspond au C, donc "Kyklops" "Cyclope", "Kirké" "Circé"
Le Kh correspond à Q
Ulysse est en grec ancien "Odusseus" et en latin "Ulixes" et "Odysseus" pour Leconte de Lisle
"Ilios", c’est Troie, "Kèr" est la déesse de la mort et la mort
Le cycle des aventures d’Ulysse, tel qu’il est représenté dans l’Odyssée, comprend quatorze épisodes, qui se succèdent dans l’ordre suivant :
– 1° Départ de Troie : Ulysse quitte Troie avec sa flottille comprenant une douzaine de bateaux, soit un millier d’hommes. Il débarque chez les Kicones, à Ismaros.
– 2° Première tempête, puis après une courte accalmie, coup de vent, qui emmène Ulysse chez les Lotophages.
– 3° Les Cyclopes : Ulysse aveugle le cyclope Polyphème, fils du dieu Poséidon, ce qui entraîne la malédiction d’Ulysse par ce dieu et son errance sur la mer.
– 4° L’épisode d’Éole qui aurait dû permettre son retour.
– 5° Débarquement chez les Lestrygons : Ulysse perd onze vaisseaux et s’échappe avec le douzième.
– 6° Séjour chez Circé, la magicienne qui transforme ses compagnons en différentes bêtes
– 7° Visite au pays des morts, prédiction de son avenir.
– 8° Le chant des Sirènes.
– 9° Les écueils Charybde et Scylla.
– 10° L’île de Thrinakié et les bœufs du Soleil.
– 11° Seconde tempête, Ulysse échappe seul à la mort et arrive chez Calypso.
– 12° Séjour chez Calypso ; délivrance et départ d’Ulysse.
– 13° Troisième tempête : Ulysse naufragé aborde chez les Phéaciens.
– 14° Ulysse rentre à Ithaque seul et incognito.
Datant de 700 ans avant notre ère, le périple d’Ulysse (Odysseus en grec) chanté par Homère fait la part belle à l’imagination, à la métaphore, au merveilleux mythologique. Selon les sources, il s’agirait de plusieurs récits rassemblés et mis en forme par le légendaire aède Homère. Tout au long du récit, on est frappé par certaines descriptions faisant ressortir les particularité de lieux, coutumes et peuples : c’est comme si le conteur, laissant à la poésie tout son mystère, livrait quelques “amers“ (repérage maritime par rapport à des points singuliers de la côte) pouvant laisser deviner certaines escales et se contentait pour d’autres de rester dans le pur imaginaire.
Certains rivages et lieux de passage sont l’objet d’un descriptif précis notant leurs singularités alors que d’autres ne peuvent relever que de la mythologie : mais attention, si l’Olympe est le séjour mythique des dieux, le mont Olympe n’en existe pas moins ! Et si Homère décrit minutieusement un site, peut-être est-ce parce que ce site existe.
Pour certaines escales, Homère se sert de repères connus des navigateurs grecs (aspect abrupt d’une île, courants violents d’un détroit, mangeurs de lotos, gigantesque œil dans la montagne, calme absolu d’un port avec sa source et sa ville haute, …). Il en fait le cadre de faits et gestes “homériques”. Presque dans chaque étape du voyage, mais à des degrés divers, on trouve dans le récit des éléments concrets permettant des identifications et, en surimpression, un épisode merveilleux.
De tous temps, le conte s’est mal accommodé de lieux très fréquentés ou pourvus en population : le domaine de l’imaginaire est la forêt impénétrable, la montagne sauvage, les marais, étangs et tourbières, les lacs profonds et les rivières tumultueuses, on voit mal la Lorelei habitant une ville au bord du Rhin ou les vampires quittant les monts Carpates pour habiter en plaine. Aussi, il est vain de chercher sur les côtes fréquentées par les navigateurs négociants de cette époque les escales qui sont objets de rencontres légendaires, le merveilleux n’y serait pas crédible. Le conte, lorsqu’il est source d’émerveillement, peut s’appuyer sur des sites réels mais peu fréquentés.
A ce jour, des hypothèses plus ou moins vraisemblables existent concernant les emplacements des escales, la palme revenant au fantasque Alain Bombard qui promène Ulysse et ses compagnons jusqu’en Grande-Bretagne et en Islande.
L’Odyssée ne faisant aucune mention du phénomène des importantes marées de l’Atlantique, la cause est entendue, sans compter la carène inappropriée des nefs méditerranéennes à la grande houle de l’océan, et par exemple les écueils bien connus Charybde et Scylla au voisinage de la Sicile (détroit de Messine) ou le domaine d’Éole dans les îles "éoliennes". Avant de chercher ces escales, il est indispensable de répertorier les régions où le conteur ne pouvait les situer. Des chercheurs ont souvent mobilisé la science météorologique et les indications temporelles pour retracer les routes possibles ; c’est mal connaître la Méditerranée sujette à de brusques coups de vent locaux ou non et à des inversions de houle et de vent tout aussi inopinées, on est loin des vents établis de la mousson, ici toute hypothèse météorologique suppose son contraire ! Ces recherches ont d’ailleurs conduit à des conclusions discutables, par exemple faisant naviguer Ulysse jusqu’en Crimée ou en Islande. N’oublions pas aussi que les nefs étaient munies d’avirons pour pallier aux fréquents calmes plats de la méditerranée, ce qui complique encore la recherche des trajets possibles.
La plupart des trajets proposés à ce jour sont issus de l’adaptation de l’Odyssée par Victor Bérard qui partit en mer à la recherche des parcours d’Ulysse avec les moyens dont il disposait à l’époque. Ses propositions sont toutes basées sur les possibles routes maritimes pouvant être empruntées par Ulysse. Victor Bérard avait tenu pour un fait acquis qu’Homère n’avait rien inventé au niveau géographique et il avait parcouru en bateau la Méditerranée, recherchant les sites, se fiant aux possibilités de navigation : pour lui, la succession des escales serait commandée par la géographie et la météorologie, ce qui laisse perplexe car la toile d’araignée des parcours successifs est bien embrouillée.
Pour ma part, je suis plus enclin à considérer la chronologie des escales imposée par un souci de cohérence : en d’autres termes, ce sont l’anéantissement des bateaux de la flottille d’Ulysse et la disparition progressive de ses équipiers qui vont permettre de séquencer les épisodes, ce que le conteur ne pouvait faire si le millier d’hommes de sa flottille avait accompagné Ulysse tout au long jusqu’à Ithaque. Dans cette hypothèse, la complexité des parcours maritimes entre les escales ne joue pas, l’essentiel pour le conteur semble être la continuité du récit et, pour fixer l’attention de l’auditoire, le souci de rendre crédible le déroulement de ce long voyage.
Pour captiver l’auditoire, la véracité du parcours méditerranéen, bien qu’artificielle, devait être admise : les “nefs rapides” ne pouvaient que péniblement remonter contre le vent, les coups de vents locaux ou non sont fréquents, et encore souvent imprévisibles, en Méditerranée ; il n’est donc pas étonnant que les “routes du vent” empruntées de gré ou de force soient complexes (par exemple il est possible qu’arrivé à l’entrée de l’Adriatique pour rejoindre Ithaque, Ulysse soit refoulé loin vers l’Ouest par une tempête). Il faut aussi comprendre que les rivages sont accidentés, peu propices aux mouillages sûrs, les abris précaires sont plus fréquents que les ports abrités de tous les vents, le nombre d’épaves gisant le long des côtes atteste de ces particularités méditerranéennes.
J’ajoute que le conteur est bien documenté : en atteste par exemple les détails fournis pour la construction de l’embarcation de fortune d’Ulysse, les caractéristiques propres à certains sites ou les façons de faire de certaines populations décrites soigneusement.
“Enfin, préparant le départ du magnanime Odysseus, elle (Calypso) lui donna une grande hache d’airain, bien en main, à deux tranchants et au beau manche fait de bois d’olivier. Et elle lui donna ensuite une doloire aiguisée. Et elle le conduisit à l’extrémité de l’île où croissaient de grands arbres, des aunes, des peupliers et des pins qui atteignaient l’Ouranos, et dont le bois sec flotterait plus légèrement. Et, lui ayant montré le lieu où les grands arbres croissaient, l’illustre déesse Kalypsô retourna dans sa demeure.
Et aussitôt Odysseus trancha les arbres et fit promptement son travail. Et il en abattit vingt qu’il ébrancha, équarrit et aligna au cordeau. Pendant ce temps l’illustre déesse Kalypsô apporta des tarières ; et il perça les bois et les unit entre eux, les liant avec des chevilles et des cordes. Aussi grande est la cale d’une nef de charge que construit un excellent ouvrier, aussi grand était le radeau construit par Odysseus. Et il éleva un pont qu’il fit avec des ais épais ; et il tailla un mât auquel il attacha l’antenne. Puis il fit le gouvernail, qu’il munit de claies de saule afin qu’il résistât au choc des flots ; puis il amassa un grand lest. Pendant ce temps, l’illustre déesse Kalypsô apporta de la toile pour faire les voiles, et il les fit habilement et il les lia aux antennes avec des cordes.”
Avant d’avancer une hypothèse concernant le possible site d’une escale, il est impératif de prendre en considération tout le texte du poème, chaque mot, chaque phrase de l’aède comptent ; la trame du récit, hors du contexte merveilleux, est précise. De plus, ce n’est pas parce que je n’ai pas réussi à situer une escale que celle-ci n’existe pas, si elle est l’objet d’une description détaillée : d’autres chercheurs pourront être plus inspirés.
“De Troie le vent me poussa chez les Cicônes, à Ismaros”
Premier exemple des difficultés de navigation ! Partis de Troie, Ulysse et sa flottille de 12 bateaux à voiles et à rames sont poussés par un vent du sud vers le nord de la mer Egée, en Thrace, à la frontière actuelle entre la Grèce et la Turquie, le site d’Ismaros existe et il n’a pas changé de nom, sis à Maronia, en Thrace, à l’extrème nord de la Grèce. Les Cicônes devaient être des alliés des Troyens.
Les nefs d’Ulysse devaient ressembler à ce πεντηκόντερος "pentécontéros", bateau de guerre ponté de l’époque de la guerre de Troie : il mesure environ 35 m par 5 m et l’équipage est de 48 rameurs (2 rameurs par rame), tous hommes libres ou "métèques", il faut ajouter un barreur et d’autres marins pour les manœuvres des voiles. L’hypothèse d’une centaine d’hommes par bateau est donc plausible. Les bateaux birèmes, trirèmes et autres à plusieurs niveaux de rameurs superposés sont postérieurs.
Cette escale était nécessaire car le millier d’homme composant la flottille partait de Troie, ville assiégée pendant 10 ans, donc fort dépourvue de victuailles. Ulysse devait donc se procurer les provisions de route sur ce site proche de Troie avant de poursuivre. Suivant l’éternel et funeste usage, ils mettent à sac la ville puis, après avoir perdu 6 compagnons, Ulysse repart, poussé par le Boréas, c’est-à-dire le vent du nord et entraîné par une tempête plus au sud il accoste 10 jours plus tard sur la terre des Lotophages avec tous ses compagnons, bien loin d’Ithaque.
“Les Lotophages ne leur firent aucun mal, mais ils leur offrirent le lotos à manger. Et dès qu’ils eurent mangé le doux lotos, ils ne songèrent plus, ni à leur message, ni au retour ; mais, plein d’oubli, ils voulaient rester avec les Lotophages et manger du lotos.”
Sans conteste, les Lotophages (mangeurs de lotus) habitent le rivage africain, entre la Lybie et l’Egypte actuelle, contrées où les vertus somnifères de certaines plantes étaient connues et employées. A noter qu’il ne s’agit pas du lotus couramment représenté en Egypte car l’appellation "lotos" était générique, donnée à plusieurs variétés de graines, fruits ou feuilles. Pour information, le lotus bleu cité par certains est décrit sur le net comme, soit une drogue douce apaisante, soit un excitant hallucinogène ! Cette escale permet cependant d’affirmer qu’Homère a bien situé l’action sur le rivage africain, sans donner le lieu exact : la consommation du lotos devait être chose connue dans toutes ces contrées. A ce moment, Ulysse a encore toutes ses chances pour rentrer sans dommage à Ithaque, … si le vent lui est favorable et surtout si l’aède le désire.
La rencontre avec le monstrueux Polyphème, aveuglé par Ulysse, va engendrer la malédiction du père du cyclope, Poséidon, dieu de la mer, qui contrariera sans cesse le retour d’Ulysse. On assistera alors à une succession d’épisodes qui vont progressivement anéantir la petite armée d’Ulysse (une douzaine de bateaux, soit un millier d’hommes) et le faire rentrer seul et incognito à Ithaque, dix ans après son départ de Troie.
Aucune autre escale n’est décrite avec autant de précisions topographiques et sociales, aussi il est étonnant que les chercheurs ne se soient pas souciés de chercher où pouvait trouver ce pays des cyclopes alors qu’ils affirmaient situer d’autres escales beaucoup plus vaguement décrites par le conteur.
Cette grande profusion de détails laisse à penser que le conteur a collecté beaucoup d’informations sur la région et ses habitants : les mœurs et coutumes de ces “barbares” (pour les Grecs, c’est celui qui est étranger), fort différents de l’organisation démocratique grecque, avaient dû intriguer les navigateurs grecs. Les diverses traductions, y compris la traduction littérale, généralement plus riche en détails, diffèrent peu les unes des autres dans cet épisode.
Dans l’extrait qui suit, il est frappant que seul le dernier paragraphe fasse appel au merveilleux alors que les précédents décrivent lieux, habitants et organisation sociale sans indiquer la particularité physique de ce peuple, c’est à dire l’œil unique ! Homère multiplie d’abord les indications précises concernant cette terre et les caractéristiques de la population avant de passer au merveilleux.
“Et ils y montèrent, et, s’asseyant en ordre sur les bancs de rameurs, frappèrent de leurs avirons la blanche mer, et nous naviguâmes encore, tristes dans le cœur. Et nous parvînmes à la terre des Cyclopes orgueil¬leux et sans lois qui, confiants dans les Dieux immortels, ne plantent point de leurs mains et ne labourent point. Mais, n’étant ni semées, ni cultivées, toutes les plantes croissent pour eux, le froment et l’orge, et les vignes qui leur donnent le vin de leurs grandes grappes que font croître les pluies de Zeus. Et les agoras ne leur sont point connues, ni les coutumes ; et ils habitent le faîte des hautes montagnes, dans de profondes cavernes, et, chacun d’eux gouverne sa femme et ses enfants, sans nul souci des autres.
Une petite île est devant le port de la terre des Cyclopes, ni proche, ni éloignée. Elle est couverte de forêts où se multiplient les chèvres sauvages. Et la présence des hommes ne les a jamais effrayées, car les chasseurs qui supportent les douleurs dans les bois et les fatigues sur le sommet des montagnes ne parcourent point cette île. On n’y fait point paître de troupeaux et on n’y laboure point ; mais elle n’est ni ensemencée ni labourée ; elle manque d’habitants et elle ne nourrit que des chèvres bêlantes. En effet, les Cyclopes n’ont point de nefs peintes en rouge, et ils n’ont point de constructeurs de nefs à bancs de rameurs qui les portent vers les villes des hommes, comme ceux-ci traversent la mer les uns vers les autres, afin que, sur ces nefs, ils puissent venir habiter cette île. Mais celle-ci n’est pas stérile, et elle produirait toutes choses selon les saisons. Il y a de molles prairies arrosées sur le bord de la blanche mer, et des vignes y croîtraient abondamment, et cette terre donnerait facilement des moissons, car elle est très grasse. Son port est sûr, et on n’y a besoin ni de cordes, ni d’ancres jetées, ni de lier les câbles ; et les marins peuvent y rester aussi longtemps que leur âme le désire et attendre le vent. Au fond du port, une source limpide coule sous une grotte, et l’aune croît autour.
C’est là que nous fûmes poussés, et un Dieu nous y conduisit pendant une nuit obscure, car nous ne pouvions rien voir. Et un épais brouillard enveloppait les nefs, et Sélène ne luisait point dans l’Ouranos, étant couverte de nuages. Et aucun de nous ne vit l’île de ses yeux, ni les grandes lames qui roulaient vers le rivage, avant que nos nefs aux bancs de rameurs n’y eussent abordé. Alors nous serrâmes toutes les voiles et nous descendîmes sur le rivage de la mer, puis, nous étant endormis, nous attendîmes la divine Éos.
Quand Éos aux doigts rosés, née au matin, apparut, admirant l’île, nous la parcourûmes. Et les Nymphes, filles de Zeus tempétueux, firent lever les chèvres montagnardes, afin que mes compagnons pussent faire leur repas. Et, aussitôt, on retira des nefs les arcs recourbés et les lances à longues pointes d’airain, et, divisés en trois corps, nous lan¬çâmes nos traits, et un Dieu nous donna une chasse abondante. Douze nefs me suivaient, et à chacune le sort accorda neuf chèvres, et dix à la mienne. Ainsi, tout le jour, jusqu’à la chute d’Hélios, nous mangeâmes, assis, les chairs abondantes, et nous bûmes le vin rouge ; mais il en restait encore dans les nombreuses amphores que nous avions de la citadelle sacrée des Kikônes. Et nous apercevions la fumée sur la terre prochaine des Cyclopes, et nous entendions leur voix, et celle des brebis et des chèvres. Et quand Hélios tomba, la nuit survint, nous nous endormîmes sur le rivage de la mer. Et quand Éos aux doigts rosés, née au matin, apparut, ayant convoqué l’agora, je dis à tous mes compagnons :
— Restez ici, mes chers compagnons. Moi, avec ma nef et mes rameurs, j’irai voir quels sont ces hommes, s’ils sont injurieux, sauvages et injustes, ou s’ils sont hospitaliers et craignant les Dieux.
Ayant ainsi parlé, je montai sur ma nef et j’ordonnai à mes compagnons d’y monter et de détacher le câble. Et ils montèrent, en ordre sur les bancs de rameurs, ils frappèrent la blanche mer de leurs avirons.
Quand nous fûmes parvenus à cette terre prochaine, nous vîmes à son extrémité, une haute caverne ombragée de lauriers, près de la mer. Et là, reposaient de nombreux troupeaux de brebis et de chèvres. Auprès, il y avait un enclos pavé de pierres taillées et entourés de grands pins et de chênes aux feuillages élevés. Là habitait un géant qui, seul et loin de tous, menait paître ses troupeaux, et ne se mêlait point aux autres, mais vivait à l’écart, faisant le mal. Et c’était un monstre prodigieux, non semblable à un homme qui mange le pain mais au faîte boisé d’une haute montagne, qui se dresse, seul, au milieu des autres sommets.”
Tout d’abord il nous faut écarter l’hypothèse très courante identifiant le cyclope à un volcan : la bouche d’un volcan ne peut être à la fois un géant et l’entrée du monde souterrain infernal, le domaine du dieu forgeron Héphaïstos (Vulcain chez les Romains) : l’Etna était généralement réputé pour être cette forge et dans un temps antérieur les cyclopes étaient les aides du dieu forgeron, ceci avant de quitter l’Etna et de changer de pays. Dans l’Iliade et l’Odyssée, Homère évoque sans cesse les rapports entre les hommes et le panthéon mythologique, déesses, dieux et demi-divinitées protecteurs ou non. Il n’aurait pas commis cette confusion. De plus, l’œil du cyclope devait se voir depuis la mer, et non depuis le ciel.
Il faut donc trouver en méditerranée un peuple de bergers “orgueilleux et sans lois”, habitants les montagnes boisées, loin des côtes, vivant en clans familiaux, pratiquant une agriculture rudimentaire et n’ayant aucun caractère maritime,"les Cyclopes n’ont point de nefs peintes en rouge", et encore moins de constructeurs de bateaux (c’est dans le texte littéral). Cette description réduit le nombre de peuples possibles sur le pourtour méditerranéen car les peuples méditerranéens qui ne naviguent pas et qui vivent éloignés des côtes sont rares.
Le rivage de l’île comporte un port naturel calme où aborde Ulysse et il y a une source ; l’île n’est pas exploitée par les habitants et elle est livrée aux chèvres sauvages “montagnardes”, elle est “ni près ni loin” de la terre des Cyclopes. Et pour préciser, partant de ce port et longeant la terre des Cyclopes, il faut trouver une haute montagne, seule au milieu des autres sommets, avec un œil bien visible depuis la mer, celle qu’Homère personnalise en ce cyclope Polyphème, vivant “seul et loin de tous”, “semblable à une haute montagne”. Il s’agit bien de la description d’une montagne semblable “au faîte boisé d’une haute montagne, qui se dresse, seul, au milieu des autres sommets” et “non semblable à un homme qui mange le pain”, le poète transformerait donc la montagne réelle en géant légendaire et non l’inverse.
L’ensemble de ces éléments a une solution cohérente en tous points sur le versant occidental de la Corse qui, à cette époque était habité (voir les travaux de Michel Claude Weiss et de son équipe de Corte) mais pratiquement sans contact avec l’extérieur :
Les rivages de l’île sont alors insalubres, les activités maritimes absentes. La terre des Cyclopes peut être la presqu’île de Scandola, montagneuse, boisée, inhabitée encore aujourd’hui sauf par les chèvres sauvages et les sangliers. Elle est située entre les golfes de Girolata et Galéria, au nord du golfe de Porto. Le fait que ce soit une presqu’île et non pas une île n’est pas gênant, on verra plus loin que les sites reconnus de Circé et de Calypso sont dans la même configuration, de plus quand Ulysse aborde cette île, il n’en distingue pas les contours, gêné par une brume épaisse (texte littéral). Les parois rocheuses volcaniques composées de rhyolithe tombant en mer comportent de très nombreux et remarquables tafoni, trous géants et porches, c’est un “peuple d’yeux”. Elle n’est rattachée à la terre que par le col de Palmarella. Nulle part ailleurs sur les rivages méditerranéens on ne trouve aussi regroupés ces reliefs déchiquetés, troués, très différents des paysages granitiques « en boules » ou des falaises calcaires. Ajoutons que cette région très (trop) fréquentée aujourd’hui n’était connue que de quelques rares locaux jusqu’aux années 1960 et a pu aisément échapper à l’attention des chercheurs.
Ulysse abrite sa flottille à Girolata, ni proche, ni éloignée des cyclopes, traverse avec son seul équipage la terre des cyclopes, c’est-à-dire les reliefs tourmentés, creux ou percés de Scandola, et accoste dans l’embouchure du Fango, d’où il voit l’œil du cyclope Polyphème qui vivait seul à l’écart de tous (les autres cyclopes). En repartant il évite les deux rochers lancés par Polyphème, c’est-à-dire les deux écueils situés à la sortie du golfe de Galéria, entre l’œil de la pointe de Stolo et Alpa Néra.
Au soir, vue depuis le versant est, le soleil transperce le Capo Tafonato. Depuis le versant ouest le même phénomène se produit au lever du soleil, permettant depuis la mer de voir poindre l’aube (Eos aux doigts de rose), puis Hélios, le soleil levant, scintillant à travers le trou. Les marins d’aujourd’hui comme ceux de l’Odyssée connaissent cette singularité.
Le port sûr devrait être l’anse de Girolata pourvu d’eau douce. Girolata, “ni trop près, ni trop loin” des cyclopes est le seul abri vraiment sûr de cette partie de côte la plus occidentale de la Corse, sujette aux courants et coups de vent, abri fréquenté depuis l’antiquité car protégé de tous les vents et disposant d’une côte sableuse et d’eau douce, véritable port naturel et sûr encore de nos jours. Ajoutons que Girolata, peu éloigné de Scandola, ne fait pas partie du pays des cyclopes, il le jouxte, les reliefs volcaniques en forme d’yeux ne commençant qu’au sortir du golfe : la description d’Homère est donc précise. Ulysse y laisse sa flottille car l’épisode Poyphème ne pouvait exister avec un millier d’hommes pénétrant dans la grotte du cyclope !
Quand la nef d’Ulysse remonte seule de Girolata vers le nord, elle longe Scandola, les baies d’Elbo et Focolara (domaines des tafoni) et elle arrive rapidement dans le golfe de Galéria (qui n’est qu’un abri maritime précaire) en doublant la pointe de Stolo et son rocher percé d’un petit œil ; le navigateur aperçoit inévitablement le Capo Tafonato (2335 m.), son gigantesque œil caractéristique bien visible depuis la mer avec son ouverture de 35 m. par 10 m. se détachant des autres sommets (Cinto, Punta Minuta et Paglia Orba) et à côté la grande falaise verticale de la Paglia Orba, bien repérable même par temps brumeux. A noter que Scandola est la pointe ouest extrême de la Corse, sans aucun doute un point singulier pour les navigateurs antiques (aujourd’hui équipé du feu de Gargalo).
il est encore très courant de voir des chèvres sauvages dans le trou, ou plus bas, venues à l’ombre ou pour lécher le sel marin.
En partie supérieure, un des grands porches creusés par l’érosion et sur la mer, une invasion de petites méduses inoffensives, les vélelles.
L’embouchure du Fango ("Fango", la fange) qui s’étale en delta avant de gagner la mer a été longtemps insalubre et sans habitants ni cultures, malgré les tentatives successives de colonisation des romains, de Pise et de Gênes. Le peuple berger vivait sur les hauteurs jusqu’au pied des montagnes en bout de la vallée longue d’une dizaine de km menant au pied du Capo Tafonato.
Depuis le rivage, la vallée du Fango et les montagnes (Le Capo Tafonato au sud de la falaise du Paglia Orba, au nord la Punta Minuta et à sa gauche on devine à peine le sommet du Cinto, 2700 m). L’œil du Tafonato est bien visible par temps clair, surtout le matin.
Enfin, en quittant le golfe de Galéria, retournant au port de Girolata, on retrouve en mer, non loin du rivage, les deux rochers que le cyclope aveuglé par Ulysse lança dans la mer. Ce sont 2 gros écueils, connus sous les noms d’Ecueil de terre et Ecueil de mer (ils sont devenus aux temps chrétiens les morceaux manquants du Capo Tafonato : le diable, suite à un pari perdu, a lancé un soc de charrue depuis le lac de Nino, soc qui traversa cette montagne et la troua ; comme quoi ces singularités du relief ne passent toujours pas inaperçues et donnent interprétations légendaires).
Ma conclusion est que si Homère a inventé le site de cette escale, il a fait preuve d’une imagination qui confine à cette réalité corse, si non è vero, è ben trovato !
Partant de la côte ouest de la Corse, Ulysse navigue plein sud pour regagner Ithaque, il fait escale dans le domaine d’Eole (Aioliè, le Maître de tous les vents).
Ignorant la malédiction jetée sur lui par Poséidon, protégé par Eole, il reçoit du Dieu une outre renfermant tous les vents, sauf le doux zéphyr qui doit le pousser jusqu’à Ithaque (en Adriatique).
“Et nous arrivâmes à l’île Aioliè, où habitait Aiolos Hippotade cher aux dieux immortels. Et un mur d’airain qu’on ne peut rompre entourait l’île entière, et une roche escarpée la bordait de toute part.”
Odyssée, Chant X, 1 - 15 (traduction Leconte de Lisle)
" Nous gagnons Eolie, où le fils d’Hippotès, cher aux dieux immortels, Eole, a sa demeure. C’est une île qui flotte : une côte de bronze, infrangible muraille, l’encercle tout entière ; une roche polie en pointe vers le ciel.”
Odyssée, Chant X, 1 - 15 (traduction Victor Bérard)
Cette comparaison des deux traductions fournit un bon exemple des écarts des traducteurs. Pour le texte grec qui dit "dans une île flottante", Leconte de Lisle omet cette phrase caractéristique qui doit l’intriguer et Bérard traduit “c’est une île qui flotte” : Homère peut signifier que l’île peut, soit être composée en partie de pierre ponce (qui flotte sur l’eau), soit comme toutes les îles elle peut sembler aérienne en cas de brume maritime.
En fait, la description d’Homère s’applique suffisamment à Stromboli, île-volcan pyramidale sombre, sans aucune plage facilitant l’abordage, très escarpée, de préférence aux 6 autres îles des Lipari (appelées aussi îles éoliennes) qui n’ont pas ce “mur d’airain qu’on ne peut rompre”. Il faut aussi se souvenir que Zeus avait ordonné que les vents soient enfermés par Eole dans de profondes grottes sous une énorme montagne dont le poids empêcherait les Vents de sortir : en effet, la sortie de l’ensemble des Vents détruirait non seulement la terre mais le ciel (l’Ouranos). Le profil pyramidal de Stromboli est bien adapté à cette fonction.
Alors que la nef d’Ulysse approche d’Ithaque, pendant son sommeil, ses compagnons ouvrent l’outre renfermant les vents, croyant qu’Ulysse y a dissimulé un trésor. Les vents en sortent en tempête et le ramènent au domaine d’Eole.
Eole ne peut protéger un homme maudit des dieux et le chasse. Ulysse reprend la mer et au bout de 6 jours et six nuits arrive au pays des Lestrygons.
“Il parla ainsi, et il me chassa de ses demeures tandis que je soupirais profondément. Et nous naviguions de là, tristes dans le cœur ; et l’âme de mes compagnons était accablée par la fatigue cruelle des avirons, car le retour ne nous semblait plus possible, à cause de notre démence. Et nous naviguâmes ainsi six jours et six nuits. Et, le septième jour, nous arrivâmes à la haute ville de Lamos, dans la Lestrygonie Télépyle. Là, le pasteur qui rentre appelle le pasteur qui sort en l’entendant. Là, le pasteur qui ne dort pas gagne un salaire double, en menant paître les bœufs d’abord, et, ensuite, les troupeaux aux blanches laines, tant les chemins du jour sont proches des chemins de la nuit. Et nous abordâmes le port illustre entouré d’un haut rocher. Et, des deux les rivages escarpés se rencontraient, ne laissant qu’une entrée étroite. Et mes compagnons conduisirent là toutes les nefs égales, et ils les amarrèrent, les unes auprès des autres, au fond du port, où jamais le flot ne se soulevait, ni peu, ni beaucoup, et où il y avait une constante |tranquillité. Et, moi seul, je retins ma nef noire en dehors, et je l’amarrai aux pointes du rocher. Puis, je montai sur le faîte des écueils, et je ne vis ni les travaux des bœufs, ni ceux des hommes, et je ne vis que de la fumée qui s’élevait de terre. Alors, je choisis deux de mes compagnons et un héraut, et je les envoyai pour savoir quels hommes nourris de pain habitaient cette terre. Et ils partirent, prenant un large chemin par où les chars portaient à la Ville le bois des hautes montagnes. Et ils rencontrèrent devant la Ville, allant chercher de l’eau, une jeune vierge, fille du robuste Lestrygon Antiphatès. Et elle descendait à la fontaine limpide d’Artakiè. Et c’est là qu’on puisait de l’eau pour la Ville. S’approchant d’elle, ils lui demandèrent quel était le roi qui commandait à ces peuples ; et elle leur montra aussitôt la haute demeure de son père. Etant entrés dans l’illustre demeure, ils y trouvèrent une femme haute comme une montagne, et ils en furent épouvantés. Mais elle appela aussitôt de l’agora l’illustre Antiphatès, son mari, qui leur prépara une lugubre destinée, car il saisit un de mes compagnons pour le dévorer. Et les deux autres, précipitant leur fuite, revinrent aux nefs. Alors, Antiphatès poussa des clameurs par la Ville, et les robustes Lestrygones, l’ayant entendu, se ruaient de toutes parts, innombrables, et pareils, non à des hommes, mais à des géants. Et ils lançaient de lourdes pierres arrachées au rocher, et un horrible retentissement s’éleva d’hommes mourants et de nefs écrasées. Et les Lestrygones transper-çaient les hommes comme des poissons, et ils emportaient ces tristes mets. Pendant qu’ils les tuaient ainsi dans l’intérieur du port, je tirai de la gaine mon épée aiguë et je coupai les câbles de ma nef noire, et, aussitôt, j’ordonnai à mes compagnons de se courber sur les avirons, afin de fuir notre perte. Et tous, ensemble, se courbèrent sur les avirons, craignant la mort. Ainsi ma nef gagna la pleine mer, évitant les lourdes pierres ; mais toutes les autres périrent en ce lieu.”
La description du site est sans équivoque : Un port à l’entrée étroite, sans jamais aucune houle, bordé des deux côtés par de hautes falaises, une ville haute et une source éloignée de la cité, c’est le site de Bonifacio. Il est aussi fait mention des hautes montagnes fournissant le bois. Et la nef d’Ulysse restant prudemment à l’extérieur ne peut que s’amarrer “ aux pointes du rocher”.
Par contre, le site de Porto Pozzo, en Sardaigne, dans les Bouches de Bonifacio, est choisi par beaucoup de chercheurs : c’est bien un port très protégé, mais on n’y retrouve ni les hautes falaises tombant directement en mer, ni la ville haute sur son haut rocher, ni la source éloignée de la cité "elle descendait à la fontaine limpide d’Artakiè. Et c’est là qu’on puisait de l’eau pour la Ville", ni les hautes montagnes d’où tirer le bois. J’ajoute que “le pasteur qui rentre appelle le pasteur qui sort en l’entendant” fait penser aux traditionnels appels des bergers corses. La phrase “tant les chemins du jour sont proches des chemins de la nuit” pourrait être la remarque que dans ce pays plus au nord que la Grèce les nuits d’été (en hiver, peu de navigation) sont plus courtes qu’en Grèce.
Le site de Bonifacio était occupé depuis la préhistoire (découverte de la "dame de Bonifacio"). La fontaine pourrait être celle de Longone, à environ 700 m de la marine, et non la source Saint Barthélémy en bas de la faille dite "escalier du roi d’Aragon", également connue mais difficile d’accès.
La place de cet épisode dans le récit est capitale, elle permet de réduire à un seul équipage la flottille : tous les épisodes suivants ne pourraient se réaliser avec la flotte initiale.
"Et nous naviguions loin de là, tristes dans le cœur d’avoir perdu tous nos chers compagnons, bien que joyeux d’avoir évité la mort. Et nous arrivâmes à l’île Aiaiè, et c’est là qu’habitait Kirkè aux beaux cheveux, vénérable et éloquente déesse, sœur du prudent Aiètès. Et tous deux étaient nés de Hèlios qui éclaire les hommes, et leur mère était Persè, qu’engendra Okéanos. Et là, sur le rivage, nous conduisîmes notre nef dans une large rade, et un dieu nous y mena. Puis, étant descendus, nous restâmes là deux jours, l’âme accablée de fatigue et de douleur. Mais quand Éôs aux beaux cheveux amena le troisième jour, prenant ma lance et mon épée aiguë, je quittai la nef et je montai sur une hauteur d’où je pusse voir des hommes et entendre leurs voix. Et, du sommet escarpé où j’étais monté, je vis s’élever de la terre large, à travers une forêt de chênes épais, la fumée des demeures de Kirkè."
"Du faîte de la hauteur où j’ai monté, j’ai vu que cette terre est une île que la mer sans bornes environne. Elle est petite, et j’ai vu de la fumée s’élever à travers une forêt de chênes épais."
Le site de cette escale est décrit de manière succincte : ou bien c’était un site connu des navigateurs grecs (comme la première escale Ismaros), ou bien l’aède a "inventé" ce site, laissant le mystère autour de la magicienne. En tout cas, encore une fois il s’agit d’un amer pour les marins, un gros mont au profil caractéristique sur un rivage fort plat, c’est un repère indispensable pour les marins, pratiquement un phare.
"Et elle leur offrit cela, et ils burent, et, aussitôt, les frappant d’une baguette, elle les renferma dans les étables à porcs. Et ils avaient la tête, la voix, le corps et les soies du porc, mais leur esprit était le même qu’auparavant. Et ils pleuraient, ainsi renfermés ; et Kirkè leur donna du gland de chêne et du fruit de cornouiller à manger, ce que mangent toujours les porcs qui couchent sur la terre."
Ulysse auquel le dieu Hermès a donné un antidote va sauver ses hommes et après un séjour d’un an pourra repartir. Circé lui enjoint d’aller au séjour des morts pour consulter un devin.
“Vous pensiez peut-être que nous partions pour notre demeure et pour la chère terre de la patrie ? Mais Kirkè nous ordonne de suivre une autre route, vers la demeure d’Aidès et de l’implacable Perséphonéia, afin de consulter l’âme du Thébain Teirésias.”
Ulysse rencontre les âmes des morts illustres et le devin Thyrésias lui prédit son avenir, que de difficultés l’attendent !
Au contraire d’Orphé et autres mortels, Ulysse, sur les indications de Circé, ne pénètre pas dans le séjour des morts : il ne franchit pas le Styx sur la barque de Charon. C’est donc au seuil de ce domaine qu’il va procéder aux libations et cérémonies qui vont lui permettre de rencontrer les âmes. Encore une fois, le récit d’Homère fait preuve d’un grand souci du détail, tout concoure à la "vraisemblance du conte".
“Tu désires un retour très facile, illustre Odysseus, mais un dieu te le rendra difficile ; car je ne pense pas que celui qui entoure la terre apaise sa colère dans son cœur, et il est irrité parce que tu as aveuglé son fils. Vous arriverez cependant, après avoir beaucoup souffert, si tu veux contenir ton esprit et celui de tes compagnons. En ce temps, quand ta nef solide aura abordé l’île Thrinakiè, où vous échapperez à la sombre mer, vous trouverez là, paissant, les bœufs et les gras troupeaux de Hèlios qui voit et entend tout. Si vous les laissez sains et saufs, si tu te souviens de ton retour, vous parviendrez tous dans Ithakè, après avoir beaucoup souffert ; mais, si tu les blesses, je te prédis la perte de ta nef et de tes compagnons. Tu échapperas seul, et tu reviendras misérablement, ayant perdu ta nef et tes compagnons, sur une nef étrangère.”
Dans cet épisode (dans ce chant) l’aède va longuement conter les amours et les combats des immortels et des mortels, c’est un exposé vivant de la mythologie grecque. Ulysse converse aussi avec les âmes de ses parents et amis.
De retour dans la demeure de Circé, celle-ci confirme l’oracle et met en garde Ulysse contre les dangers qui sont sur sa route, les Sirènes, les terribles écueils Charibde et Sylla et les bœufs du dieu Soleil.
“Ô amis, il ne faut pas qu’un seul, et même deux seulement d’entre nous, sachent ce que m’a prédit la noble déesse Kirkè ; mais il faut que nous le sachions tous, et je vous le dirai. Nous mourrons après, ou, évitant le danger, nous échapperons à la mort et à la kèr. Avant tout, elle nous ordonne de fuir le chant et la prairie des divines Seirènes, et à moi seul elle permet de les écouter ; mais liez-moi fortement avec des cordes, debout contre le, mât, afin que j’y reste immobile, et, si je vous supplie et vous ordonne de me délier, alors, au contraire, chargez-moi de plus de liens.
Et je disais cela à mes compagnons, et, pendant ce temps, la nef bien construite approcha rapidement de l’île des Seirènes, tant le vent favorable nous poussait ; mais il s’apaisa aussitôt, et il fit silence, et un daimôn assoupit les flots. Alors, mes compagnons, se levant, plièrent les voiles et les déposèrent dans la nef creuse ; et, s’étant assis, ils blanchirent l’eau avec leurs avirons polis.
Et je coupai, à l’aide de l’airain tranchant, une grande masse ronde de cire, dont je pressai les morceaux dans mes fortes mains ; et la cire s’amollit, car la chaleur du roi Hèlios était brûlante, et j’employais une grande force. Et je fermai les oreilles de tous mes compagnons. Et, dans la nef, ils me lièrent avec des cordes, par les pieds et les mains, debout contre le mât. Puis, s’asseyant, ils frappèrent de leurs avirons la mer écumeuse.
Et nous approchâmes à la portée de la voix, et la nef rapide, étant proche, fut promptement aperçue par les Seirènes, et elles chantèrent leur chant harmonieux :
– Viens, ô illustre Odysseus, grande gloire des Akhaiens. Arrête ta nef, afin d’écouter notre voix. Aucun homme n’a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis, il s’éloigne, plein de joie, et sachant de nombreuses choses. Nous savons, en effet, tout ce que les Akhaiens et les Troiens ont subi devant la grande Troiè par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière."Elles chantaient ainsi, faisant résonner leur belle voix, et mon cœur voulait les entendre ; et, en remuant les sourcils, je fis signe à mes compagnons de me détacher ; mais ils agitaient plus ardemment les avirons ; et, aussitôt, Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent de plus de liens.”
“Et nous traversions ce détroit en gémissant. D’un côté était Skyllè ; et, de l’autre, la divine Kharybdis engloutissait l’horrible eau salée de la mer ; et, quand elle la revomissait, celle-ci bouillonnait comme dans un bassin sur un grand feu, et elle la lançait en l’air, et l’eau pleuvait sur les deux écueils. Et, quand elle engloutissait de nouveau l’eau salée de la mer, elle semblait bouleversée jusqu’au fond, et elle rugissait affreusement autour de la roche ; et le sable bleu du fond apparaissait, et la pâle terreur saisit mes compagnons. Et nous regardions Kharybdis, car c’était d’elle que nous attendions notre perte ; mais, pendant ce temps, Skyllè enleva de la nef creuse six de mes plus braves compagnons. Et, comme je regardais sur la nef, je vis leurs pieds et leurs mains qui passaient dans l’air ; et ils m’appelaient dans leur désespoir.
De même qu’un pêcheur, du haut d’un rocher, avec une longue baguette, envoie dans la mer, aux petits poissons, un appât enfermé dans la corne d’un bœuf sauvage, et jette chaque poisson qu’il a pris, palpitant, sur le rocher ; de même Skyllè emportait mes compagnons palpitants et les dévorait sur le seuil, tandis qu’ils poussaient des cris et qu’ils tendaient vers moi leurs mains.
Et c’était la chose la plus lamentable de toutes celles que j’aie vues dans mes courses sur la mer.”
Ces horribles monstres sont situés dans le détroit de Messine, entre la Sicile et l’extrémité de la botte italienne. C’est un secteur où la navigation est difficile à cause des courants violents.
“Tu arriveras ensuite à l’île Thrinakiè. Là, paissent les bœufs et les gras troupeaux de Hèlios.”
“Après avoir fui l’horrible Kharybdis et Skyllè, nous arrivâmes à l’île irréprochable du dieu. Et là étaient les bœufs irréprochables aux larges fronts et les gras troupeaux du Hypérionide Hèlios. Et comme j’étais encore en mer, sur la nef noire, j’entendis les mugissements des bœufs dans les étables et le bêlement des brebis ; et la parole du divinateur aveugle, du Thébain Teirésias, me revint à l’esprit, et Kirkè aussi qui m’avait recommandé d’éviter l’île de Hèlios qui charme les hommes. Alors, triste dans mon cœur, je parlai ainsi à mes compagnons :
– Écoutez mes paroles, compagnons, bien qu’accablés de maux, afin que je vous dise les oracles de Teirésias et de Kirkè qui m’a recommandé de fuir promptement l’île de Hèlios qui donne la lumière aux hommes. Elle m’a dit qu’un grand malheur nous menaçait ici. Donc, poussez la nef noire au-delà de cette île.”
Trinacria est l’ancien nom grec de la Sicile, “la fourche à trois dents”, appelée ainsi à cause de sa forme triangulaire.
"Il y a au milieu de la mer une île, Ogygiè, qu’habite Kalypsô, déesse dangereuse, aux beaux cheveux, fille rusée d’Atlas ; et aucun des Dieux ni des hommes mortels n’habite avec elle. Un daimôn m’y conduisit seul, malheureux que j’étais ! car Zeus, d’un coup de la blanche foudre, avait fendu en deux ma nef rapide au milieu de la noire mer où tous mes braves compagnons périrent. Et moi, serrant de mes bras la carène de ma nef au double rang d’avirons, je fus emporté pendant neuf jours, et, dans la dixième nuit noire, les dieux me poussèrent dans l’île Ogygiè, où habitait Kalypsô, la déesse dangereuse aux beaux cheveux. Et elle m’accueillit avec bienveillance, et elle me nourrit, et elle me disait qu’elle me rendrait immortel et qu’elle m’affranchirait pour toujours de la vieillesse ; mais elle ne put persuader mon cœur dans ma poitrine.
Et je passai là sept années, et je mouillais de mes larmes les vêtements immortels que m’avait donnés Kalypsô. Mais quand vint la huitième année, alors elle me pressa elle-même de m’en retourner, soit par ordre de Zeus, soit que son cœur eût changé. Elle me renvoya sur un radeau lié de cordes, et elle me donna beaucoup de pain et de vin, et elle me couvrit de vêtements divins, et elle me suscita un vent propice et doux. Je naviguais pendant dix-sept jours, faisant ma route sur la mer, et, le dix-huitième jour, les montagnes ombragées de votre terre m’apparurent, et mon cher cœur fut joyeux."
Calypso est une nymphe du soleil couchant, ce qui fait que les chercheurs situent Ogygie à Ceuta, une presqu’île située en face de Gibraltar. Ulysse va passer 7 ans sur cette île en compagnie de la nymphe et ne sera délivré que par l’intersession des dieux qui obligeront la nymphe amoureuse à se séparer d’Ulysse.
Ce site aux portes de la Méditerranée est probable, Calypso étant réputée vivre en solitaire et très éloignée des mortels et des dieux. La description par Homère de la construction du radeau voilé d’Ulysse est d’une précision remarquable (voir le Préambule).
"Malheureux ! j’allais être accablé de nouvelles et nombreuses misères que devait m’envoyer Poseidaôn qui ébranle la terre.
Et il excita les vents, qui m’arrêtèrent en chemin ; et il souleva la mer immense, et il voulut que les flots, tandis que je gémissais, accablassent le radeau, que la tempête dispersa ; et je nageai, fendant les eaux, jusqu’à ce que le vent et le flot m’eurent porté à terre, où la mer me jeta d’abord contre de grands rochers, puis me porta en un lieu plus favorable ; car je nageai de nouveau jusqu’au fleuve, à un endroit accessible, libre de rochers et à l’abri du vent. Et je raffermis mon esprit, et la nuit divine arriva. Puis, étant sorti du fleuve tombé de Zeus, je me couchai sous les arbustes, où j’amassai des feuilles, et un dieu m’envoya un profond sommeil. Là, bien qu’affligé dans mon cher cœur, je dormis toute la nuit jusqu’au matin et tout le jour. Et Hèlios tombait, et le doux sommeil me quitta. Et j’entendis les servantes de ta fille qui jouaient sur le rivage, et je la vis elle-même, au milieu de toutes, semblable aux immortelles. Je la suppliais, et elle montra une sagesse excellente bien supérieure à celle qu’on peut espérer d’une jeune fille, car la jeunesse, en effet, est toujours imprudente. Et elle me donna aussitôt de la nourriture et du vin rouge, et elle me fit baigner dans le fleuve, et elle me donna des vêtements. Je t’ai dit toute la vérité, malgré mon affliction.
Et Alkinoos, lui répondant, lui dit :
– Mon hôte, certes, ma fille n’a point agi convenablement, puisqu’elle ne t’a point conduit, avec ses servantes, dans ma demeure, car tu l’avais suppliée la première.
Et le subtil Odysseus lui répondit :
– Héros, ne blâme point, à cause de moi, la jeune vierge irréprochable. Elle m’a ordonné de la suivre avec ses femmes, mais je ne l’ai point voulu, craignant de t’irriter si tu avais vu cela ; car nous, race des hommes, sommes soupçonneux sur la terre."
L’île de Phéaciens est située à divers endroits selon les chercheurs, allant de l’Italie aux îles grecques orientales. En fait, comme le dit Homère, elle se situe à une demi-journée de navigation à l’est de la plus grande île grecque, Eubée, donc ce pourrait être Skyros, île des Sporades située à 24 km d’Eubée :
“même par-delà l’Euboiè, que ceux de notre peuple qui l’ont vue disent la plus lointaine des terres, quand ils y conduisirent le blond Rhadamanthos, pour visiter Tityos, le fils de Gaia. Ils y allèrent et en revinrent en un seul jour. Tu sauras par toi-même combien mes nefs et mes jeunes hommes sont habiles à frapper la mer de leurs avirons.”
Le périple d’Ulysse se termine, il lui reste à reconquérir son épouse Pénélope qu’assiège une nuée de prétendants.
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