jeudi 3 novembre 2005, par
À l’aube, Hannibal, ayant envoyé en avant les Baléares et le reste des troupes légères, passa le fleuve, et il plaçait chaque corps, à mesure qu’il avait traversé, dans sa ligne de bataille ; les cavaliers gaulois et espagnols près de la rive, à l’aile gauche, en face de la cavalerie romaine, l’aile droite étant confiée aux cavaliers Numides, et le centre de la ligne solidement tenu par l’infanterie dont les Africains constituaient les deux ailes, tandis qu’entre eux, au milieu, étaient les Gaulois et les Espagnols. Les Africains, on les aurait pris pour des Romains, tant ils portaient des armes prises à la Trébie et surtout à Trasimène. Les Gaulois et les Espagnols avaient de grands boucliers presque de même forme, mais leurs épées étaient inégales et différentes : chez les Gaulois, très longues et sans pointe ; chez l’Espagnol, habitué à frapper de pointe plutôt que de taille, courtes, par là faciles à manier, et pointues. Plus que l’attitude de tous les autres combattants, celle des soldats de ces deux peuples, et par leur taille, et par leur aspect, était terrible. Les Gaulois, au-dessus du nombril, étaient nus ; les Espagnols s’étaient mis en ligne avec des tuniques de lin bordées de pourpre, éblouissantes par leur merveilleuse blancheur. Le nombre total des fantassins alors en ligne était de quarante mille, et de dix mille celui des cavaliers. Les généraux commandant les ailes étaient à gauche Hasdrubal, à droite Maharbal ; le centre, Hannibal lui-même le commanda, avec son frère. Magon. Le soleil, que les adversaires se fussent placés à dessein ou se trouvassent par hasard ainsi, était, fort opportunément, de côté pour les deux lignes, les Romains étant tournés vers le midi, les Carthaginois vers le nord ; mais le vent, - les habitants de la région l’appellent Vulturne - se levant contre les Romains, et leur roulant au visage beaucoup de poussière leur ôtait la vue.
Le cri d’attaque poussé, on se courut sus avec les troupes auxiliaires, et le combat fut engagé d’abord par l’infanterie légère ; ensuite les cavaliers gaulois et espagnols de l’aile gauche et l’aile droite romaine se chargèrent, mais point du tout comme dans les combats ordinaires de cavalerie ; il faillait en effet se charger de front, car, sans laisser aucun espace pour évoluer à l’entour, d’un côté le fleuve, de l’autre l’infanterie enfermaient les cavaliers. Dans les efforts qu’ils faisaient, des deux côtés, droit devant eux, les chevaux finissaient par être immobilisés et serrés dans la mêlée, les hommes, s’empoignant à bras-le-corps, se jetaient à bas de cheval. C’était déjà, en grande partie, une lutte d’infanterie. Toutefois ce combat est plus violent que long ; repoussés, les cavaliers romains tournent le dos.
Vers la fin du combat de cavalerie s’engagea la bataille d’infanterie, d’abord égale par les forces et par le courage, tant que tinrent ferme les rangs des Gaulois et des Espagnols ; enfin les Romains, par des efforts longs et répétés de leur front rectiligne et de leurs lignes épaisses, ébranlèrent le coin ennemi, trop mince et par là peu solide, qui faisait saillie devant le front carthaginois. Les ennemis une fois ébranlés et se repliant précipitamment, les Romains les pressèrent, et, continuant leur mouvement, furent entraînés d’abord, par ces troupes dont la peur précipitait la fuite, au centre de la ligne ennemie, et enfin, nul ne leur résistant, arrivèrent aux Africains des réserves, qui s’étaient établis à droite et à gauche de façon à former deux ailes en retrait, le centre, où se trouvaient les Gaulois et les Espagnols, formant un peu saillie. Quand ce coin saillant, repoussé, rectifia la ligne ennemie, puis, reculant toujours, arriva même à en creuser le centre, les Africains, qui déjà avaient formé le croissant, voyant les Romains se précipiter sans précaution au centre, les tournèrent par les ailes ; bientôt, en étirant celles-ci, ils enfermèrent leurs ennemis même par derrière. Alors les Romains, après ce premier combat sans résultat, laissant les Gaulois et les Espagnols qu’ils avaient massacrés pendant qu’ils montraient le dos, commencent contre les Africains un combat nouveau, inégal non seulement parce qu’ils sont encerclés, mais parce que, fatigués, ils luttent contre des adversaires frais et pleins d’ardeur.
Déjà aussi à l’aile gauche romaine, où les cavaliers alliés faisaient face aux Numides, le combat s’était engagé, lent d’abord, et commencé par une ruse digne des Carthaginois. Environ cinq cents Numides qui portaient, en dehors de leurs armes habituelles, défensives et offensives, des glaives cachés sous leur cuirasse, ayant, comme s’ils désertaient, quitté les leurs, le bouclier sur le dos, et galopé jusqu’à l’ennemi, sautent brusquement de cheval, et, jetant boucliers et javelots aux pieds des Romains, sont reçus au milieu de leurs lignes et conduits au dernier rang, avec l’ordre de rester là derrière. Tandis que le combat s’engageait de tous côtés, ils restèrent tranquilles ; mais quand tous les esprits, tous les yeux furent occupés de la bataille, alors, saisissant les boucliers étendus çà et là à terre parmi les monceaux de morts, ils attaquent par derrière les lignes des Romains, et, les frappant dans le dos, leur coupant les jarrets, en font un grand massacre, et provoquent une peur et un désordre encore bien plus grands. Comme il y avait, chez les Romains, ici la terreur et la fuite, là une lutte acharnée mais déjà sans grand espoir, Hasdrubal, qui commandait de ce côté, retirant du centre les Numides, parce qu’ils combattaient mollement ceux qui leur faisaient face, les envoie çà et là poursuivre les fuyards, et adjoint les cavaliers espagnols et gaulois aux Africains, déjà plus fatigués, ou presque, de tuer que de combattre.
De l’autre côté de la bataille, Paul-Émile, quoique gravement blessé, dès le début de l’action, par une balle de fronde, charge souvent Hannibal avec un corps de troupes en rangs serrés, et sur plusieurs points rétablit le combat ; il est protégé par des cavaliers romains qui, à la fin, abandonnent leurs chevaux, parce que la force de conduire le sien manque au consul. À certain messager annonçant alors à Hannibal l’ordre, donné par le consul à ses cavaliers, de mettre pied à terre, Hannibal répondit, d’après la tradition : "Mieux vaudrait qu’il me les livrât tout enchaînés !" Ce combat des cavaliers à pied fut ce qu’il devait être quand la victoire des ennemis ne faisait plus de doute, alors que les vaincus préféraient la mort sur place à la fuite, et que les vainqueurs, irrités contre ces hommes qui retardaient leur victoire, massacraient ceux qu’ils ne pouvaient déloger. Ils les délogèrent cependant quand il n’en resta plus qu’un petit nombre, accablé par sa fatigue et ses blessures ; alors tous se dispersèrent, et ceux qui le pouvaient cherchaient des chevaux pour fuir. Cneius Lentulus, tribun militaire, voyant, en passant à cheval, le consul, couvert de sang, assis sur une pierre, lui dit : "Lucius Aemilius, toi que, seul, les dieux doivent regarder comme innocent de la faute qui nous vaut le désastre de ce jour, prends mon cheval, tant qu’il te reste quelques forces, et que, t’accompagnant, je peux te hisser sur lui et te protéger. Ne rends pas cette bataille funeste par la mort d’un consul ; il y aura déjà, sans cela, assez de larmes et d’affliction." Le consul lui répond : "Pour toi, Cneius Cornelius, sois content de ton courage ; mais garde-toi, par une vaine pitié, de perdre le peu de temps que tu as pour échapper aux mains de l’ennemi. Pars ; dis, publiquement, aux sénateurs de fortifier Rome, et, avant l’arrivée de l’ennemi vainqueur, de garnir solidement la ville de troupes ; dis aussi, en particulier, à Quintus Fabius, que c’est en se rappelant ses préceptes que Lucius Aemilius a vécu jusqu’à maintenant, et qu’il meurt. Pour moi, laisse-moi mourir avec mes soldats ici massacrés, afin qu’on ne m’accuse pas de nouveau à ma sortie du consulat, ou que je ne me dresse pas en accusateur de mon collègue, pour protéger mon innocence en présentant des griefs contre autrui !"
Comme ils parlaient ainsi, d’abord une foule de citoyens en fuite, puis les ennemis les surprirent ; le consul, qu’ils ne reconnurent pas, fut accablé de traits ; Lentulus, au milieu du tumulte, fut emporté au loin par son cheval
Alors de tous côtés, on fuit en désordre. Sept mille hommes se réfugièrent dans le petit camp, dix mille dans le grand, deux mille environ dans le village même de Cannes ; aucune fortification ne le protégeant, ceux-ci furent aussitôt cernés par Carthalo et ses cavaliers.
L’autre consul ne s’étant, soit par hasard, soit à dessein, mêlé à aucune troupe de fuyards, avec cinquante cavaliers environ parvint à Venouse. Quarante-cinq mille cinq cents fantassins et deux mille sept cents cavaliers, composés, en quantités à peu près égales, de citoyens et d’alliés, furent tués, dit-on, et, parmi eux, les deux questeurs des consuls, Lucius Atilius et Lucius Furius Bibaculus, ainsi que vingt-neuf tribuns militaires ; certains anciens consuls, anciens préteurs et anciens édiles, parmi lesquels on comptait Cneius Servilius Gemillus et Marcus Minucius, qui avait été maître de la cavalerie l’année précédente et consul quelques années avant ; en outre quatre-vingts sénateurs, ou personnages ayant géré des magistratures telles qu’ils devaient être choisis comme sénateurs : ils s’étaient engagés comme soldats dans les légions. Comme prisonniers, il y eut, dit-on, dans cette bataille, trois mille fantassins et quinze cents cavaliers.
Telle est la bataille de Cannes, aussi célèbre que la défaite de l’Allia, mais d’un côté, par les événements qui la suivirent, plus supportable qu’elle, parce que l’ennemi s’arrêta ; de l’autre, par le massacre de l’armée, plus grave et plus affreuse. Si, en effet, la fuite de l’Allia découvrit Rome, elle sauva l’armée ; au contraire, le consul en fuite fut suivi de cinquante hommes à peine ; et de l’autre consul, qui mourait, presque toute l’armée partagea le sort.
Comme, dans les deux camps, une foule de soldats à moitié armés se trouvait sans chefs, ceux du grand camp envoient dire aux autres de profiter de ce que les ennemis - fatigués du combat, puis des festins qu’ils ont faits dans la joie de la victoire - sont accablés par le repos de la nuit, pour venir les rejoindre : en une seule colonne on partira ensuite pour Canusium. Cette proposition, les uns la repoussent absolument : pourquoi, disent-ils, ceux qui les mandent ne viennent-ils pas eux-mêmes, puisqu’ils peuvent aussi bien les rejoindre ? Sans doute, parce que tout l’intervalle entre les deux camps est plein d’ennemis, et qu’ils aiment mieux exposer à un si grand danger la vie d’autrui que la leur. À d’autres réfugiés du petit camp, c’était moins la proposition qui déplaisait que le courage qui manquait. Alors le tribun militaire Publius Sempronius Tuditanus dit :
"Préférez-vous donc être pris par l’ennemi le plus cupide et le plus cruel, vous voir évaluer par tête et réclamer une rançon par des gens qui vous demanderont si vous êtes citoyen romain ou allié latin, afin que par vos outrages et vos misères on cherche à faire honneur à autrui ? Non, n’est-ce pas ; si, du moins, du consul Lucius Aemilius, qui préféra une belle mort à une vie déshonorée, et de tant d’hommes si braves, qui gisent en monceaux autour de lui, vous êtes les concitoyens. Alors, avant que le jour nous arrête et que des troupes ennemies plus nombreuses nous barrent la route, à travers ces soldats qui, ne connaissant ni rangs ni ordre, crient devant nos portes, faisons une sortie. Le fer et l’audace s’ouvrent un chemin à travers les ennemis, si serrés qu’ils soient ; en formant le coin contre cette troupe dispersée et désunie, on peut la fendre comme s’il n’y avait pas d’obstacle. Ainsi ; venez avec moi, vous qui voulez sauver et vous-mêmes, et l’État !
Quand il a dit ces mots, il tire son glaive, et, formant ses hommes en coin, s’avance à travers les ennemis. Du côté droit, sur lequel, comme il était découvert, les Numides lançaient des javelots, ils firent passer leur bouclier, et ils arrivèrent, au nombre de six cents environ, au grand camp ; ils en repartent sans s’arrêter, unis à une autre colonne importante, et parviennent sains et saufs à Canusium. Les vaincus agissaient ainsi sous l’impulsion des sentiments que donnaient à chacun d’eux leur caractère ou le hasard, plutôt que par réflexion personnelle ou sur l’ordre de quelqu’un.
Sources :
– Bibliotheca Classica Selecta
– livre XXII, traduction E. Lasserre, 1937
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